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Un anus transitoire ?

Eurêka !
Découverte d’un anus transitoire dans le règne animal : une exception évolutive intrigante.
Par Maxime Collard

La recherche fondamentale est la clef de voûte de l’avenir de notre discipline. Cette chronique Eurêka ! prend comme point de départ un article récent de science fondamentale, quelle qu’en soit la discipline, mais entrant en résonance avec la colo-proctologie afin d’en faire émerger l’originalité que ce soit  par son caractère novateur, par sa perspective, par son caractère contre-intuitif ou encore par sa démarche scientifique surprenante.

Pour cette première édition, c’est un travail anatomique de la région anale s’intégrant dans une réflexion de biologie évolutive qui est à l’ordre du jour. La découverte mise en avant par le chercheur Sidney Tamm est tout à fait surprenante… (1) Ce dernier a focalisé son travail sur l’étude du tractus digestif et du transit intestinal d’une espèce du groupe des ctenophores appelée Mnemiopsis leidyi qui est un organisme marin invertébré carnivore proche en apparence des méduses. L’intérêt de cette espèce pour l’étude morphologique du système digestif est qu’elle est transparente ce qui permet d’explorer son anatomie digestive à la fois statique, mais aussi dynamique en in vivo par simple vidéo microscopie. C’est grâce à cette évaluation dynamique facile à mettre en œuvre que S. Tamm a pu observer de manière inattendue le caractère transitoire de l’anus dans cette espèce. En effet, il a filmé dans le temps le transit intestinal chez plusieurs individus permettant de voir que la défécation chez cet animal est concomitante à la création d’un orifice anal par lequel les matières sont excrétées puis cet orifice se referme entièrement avec une restitution ad integrum de l’enveloppe ectodermique de l’animal sans trace visible de persistance ou de cicatrice d’un ancien orifice anal. Cette fermeture et disparition complète de l’anus survient après chaque défécation ou après une série pouvant atteindre 4 défécations successives. En résumé, Mnemiopsis leidyi vit sans anus plus de 90% de son existence. En dehors du caractère amusant de ce résultat, c’est aussi la première fois que ce phénomène est décrit dans le monde du vivant. Avant ce travail, certaines études suggéraient que Mnemiopsis leidyi avait un orifice anal permanent tandis que d’autres affirmaient que cette espèce n’avait pas d’orifice anal et que l’émission des déchets se faisait à contresens par l’orifice d’entrée alimentaire avec un système digestif en cul-de-sac. À la lumière du nouveau résultat, on comprend que les anciennes considérations reposaient sur des observations statiques à un moment précis sans analyse de l’évolution dynamique. En même temps, quelle idée de penser surveiller l’évolution de l’anus pour rechercher une possible disparition…

Ce résultat conduit à de nouveaux questionnements pour les chercheurs en biologie évolutive. L’histoire évolutive du tractus digestif et notamment des moyens mis en œuvre pour l’évacuation des déchets digérés était pourtant déjà complexe. Certains animaux présentent un seul orifice d’entrée et de sortie avec un tube digestif fonctionnant en boucle fermée, tandis que d’autres présentent un orifice d’évacuation anal différent de l’orifice d’entrée permettant une circulation uni-directionelle du bol alimentaire. Cette circulation uni-directionelle est le plus souvent antéro-postérieure selon le grand axe de l’organisme, mais certaines espèces présentent un orifice de sortie situé à côté de l’orifice d’entrée des aliments avec donc un tube digestif en U et non longitudinal. Et concernant l’anus, il est le plus fréquemment isolé, mais certaines espèces comme les oiseaux présentent un cloaque fusionnant alors l’orifice d’élimination des matières fécales avec l’orifice d’élimination urinaire et l’appareil reproducteur. Lorsque cette hétérogénéité des systèmes d’évacuation des déchets alimentaires est analysée au regard de l’arbre évolutif des êtres vivants, des avantages sélectifs différents entre les espèces ont été proposées pour justifier cette diversité (2). Mais la découverte de l’existence d’un orifice anal transitoire chez Mnemiopsis leidyi conduit à se questionner de nouveau sur l’histoire évolutive du tractus digestif. Certes, les nouveaux traits morphologiques apparaissent par mutation aléatoire du génome, mais ils sont conservés dans le temps uniquement s’ils confèrent un avantage sélectif. En quoi l’orifice anal intermittent pourrait-il constituer un avantage sélectif ? Est-ce un réel avantage sélectif ou bien est-ce que Mnemiopsis leidyi est à la jonction évolutive entre un ancêtre sans anus avec un orifice d’entrée et de sortie commun et une descendance future avec un orifice anal permanent distinct de l’orifice d’entrée permettant un transit digestif antérograde ? 

Le second résultat intéressant de l’étude de Sidney Tamm est le caractère périodique de la défection chez Mnemiopsis leidyi. Chaque individu observé a présenté une durée fixe entre chaque défécation. Entre les individus, cette durée n’était pas identique, mais variait en fonction du poids de l’animal: plus ce dernier était lourd, plus le délai était long. Ce délai entre deux défécations était toujours inférieur à une heure. L’auteur parle donc de rythme ultradien qui se définit par un rythme régulier avec un délai entre deux répétitions inférieur au vingt-quatre heures du rythme circadien. Chez l’homme, le transit intestinal ne répond pas à une périodicité fixe et n’est donc pas directement sous l’influence d’une horloge biologique. Cette périodicité régulière de la défécation chez Mnemiopsis leidyi était indépendante de l’apport alimentaire ce qui suggère l’existence d’une horloge biologique interne régulant ce phénomène. L’auteur conclut donc que la défécation chez Mnemiopsis leidyi serait régulée de manière endogène par l’organisme au même titre que le sommeil chez l’Homme par exemple. Il est possible que cette régulation périodique du transit puisse être en lien direct avec la régulation de l’ouverture de l’orifice anal, mais le mécanisme impliqué reste un mystère à résoudre.

  1. Tamm, S. L. (2018). Defecation by the ctenophore Mnemiopsis leidyi occurs with an ultradian rhythm through a single transient anal pore. Invertebrate Biology. https://doi.org/10.1111/ivb.12236    
  2.     Andreas Hejnol and José M. Martín-Durán (2015) Getting to the bottom of anal evolution, Zoologischer Anzeiger – A Journal of Comparative Zoology, https://doi.org/10.1016/j.jcz.2015.02.006.