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Les mathématiques au secours de la biologie

La recherche fondamentale est la clef de voûte de l’avenir de notre discipline. Cette chronique Eurêka ! prend comme point de départ un article récent de science fondamentale, quelle qu’en soit la discipline, mais entrant en résonance avec la colo-proctologie afin d’en faire émerger l’originalité que ce soit par son caractère novateur, par sa perspective, par son caractère contre-intuitif ou encore par sa démarche scientifique surprenante.

            Tout le monde admet aisément que l’intégralité du tractus digestif peut être touchée par la maladie de Crohn. Mais qui décide du nombre de lésions et de leur répartition ? Le hasard ? Empiriquement, nous avons l’intuition que cette répartition est difficilement prévisible, ne semblant pas suivre de loi mathématique implacable. Malgré certains facteurs de risques identifiés, nous ne sommes pas en mesure de prédire efficacement la survenue d’une atteinte ano-périnéale chez un patient suivi pour une maladie de Crohn par exemple. Sur le plan microscopique, la complexité des interactions entre les gènes, le microbiote intestinal, la barrière intestinale ou encore les cellules immunitaires semble être la cause de notre incapacité à prédire les localisations des atteintes digestives pour un patient donné. Mais à l’échelle macroscopique, c’est-à-dire à l’échelle du clinicien, cette répartition des lésions est-elle vraiment aléatoire au sein de différents territoires plus ou moins susceptibles d’être atteints ? Un travail collaboratif entre biologistes et mathématiciens récent a apporté un élément de réponse fascinant à ce sujet. (Nadin et al., 2021)

            Pour répondre par une approche mathématico-biologique à cette problématique, les auteurs ont fait un bond dans le passé des mathématiques en ressortant les travaux d’Alan Turing, éminent mathématicien britannique de la première moitié du XXe siècle. Ce dernier, particulièrement connu pour avoir percé le mystère d’Enigma, la machine à coder utilisée par nazis durant la Seconde Guerre mondiale, s’est intéressé à la biologie sur la dernière partie de sa vie en se penchant sur l’épineuse question de la morphogénèse. Comment les formes apparaissent-elles dans la nature ? Il avança une explication mathématique théorique au développement des formes. Ennemis des maths, ne reculez pas devant l’explication de cette théorie qui va suivre, car elle est particulièrement simple à comprendre. Alan Turing est parti d’un système dit de réaction-diffusion, c’est-à-dire d’un modèle mathématique dans lequel les substances sont soumises à deux processus: celui de la réaction pendant lequel les substances se transforment localement et celui de la diffusion pendant lequel les substances diffusent dans l’espace. L’exemple classiquement cité est celui d’une barre en métal que l’on chauffe localement par une flamme : les substances de la barre métallique à proximité de la flamme vont réagir en se chauffant (réaction), et cette chaleur va alors diffuser de proche en proche le long de la barre (diffusion). À partir de ce modèle simple de réaction-diffusion, Alan Turing a considéré la présence de deux substances différentes en postulant ceci : la substance A est auto-activatrice, la substance A est aussi activatrice d’une seconde substance : la substance B, la substance B est inhibitrice de la substance A enfin la substance B diffuse plus vite que A. (Turing, 1952) Comme souvent, un schéma vaut mieux que des mots :

La force de ce modèle mathématique qualifié d’activateur-inhibiteur est son instabilité. En effet, il suffit qu’une perturbation locale mineure favorise la production de A pour que localement le système s’emballe, A et B deviennent de plus en plus exprimés, B diffusant dans l’espace plus vite que A, il va alors bloquer l’expansion de A, on arrive donc à une tâche de A entourée de B inhibiteur. Cette séquence pouvant se répéter dans l’espace à de multiples reprises en raison de cette dualité instable entre activateur et inhibiteur conduit au développement de formes. L’idée est fabuleuse:  grâce à ce modèle, la morphogénèse est spontanée, non aléatoire et ne nécessitant ni consigne extérieure ni patron préalable. Lorsqu’en 1952, Alan Turin publie cette théorie mathématique, il n’avait aucune preuve expérimentale pour confirmer ou infirmer son hypothèse qui tenait pourtant parfaitement la route sur le papier. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années après son décès pour que sa théorie soit confirmée expérimentalement. Quel flair ! Aujourd’hui, de nombreux cas de morphogénèse sont considérés comme suivant la loi de Turing le cas le plus souvent évoqué étant celui de l’apparition des zébrures du zèbre résultant de la dualité instable entre le pigment blanc et le pigment noir.

            Vous me voyez probablement venir avec l’article récent de Nadin et al. au sujet de la répartition «aléatoire» des atteintes segmentaires de la maladie de Crohn… Et vous avez bien raison. Dans ce travail, les chercheurs ont émis l’hypothèse que la répartition dans l’espace le long du tractus digestif des lésions de la maladie de Crohn pourrait suivre la loi de Turing, la dualité activateur-inhibiteur reposerait alors sur la dualité bactéries-phagocytes. L’équilibre fragile de cette dualité serait rompu dans la maladie de Crohn par une altération localisée de la barrière épithéliale digestive responsable de l’entrée focale de bactéries dans la muqueuse se retrouvant alors en contact avec les phagocytes. Vérifions les postulats de la théorie de Turing: la substance A est auto-activatrice -> les bactéries prolifèrent, la substance A est aussi activatrice d’une seconde substance : la substance B -> les bactéries stimulent l’arrivée et le recrutement des phagocytes, la substance B est inhibitrice de A -> les phagocytes mangent les bactéries et enfin la substance B diffuse plus vite que A -> les phagocytes avancent plus vite dans l’épithélium digestif que les bactéries. Tout semble correspondre à merveille. Dans un premier temps l’article modélise mathématiquement cette hypothèse puis vérifie dans un second temps la validité de cette modélisation à l’aide de mesures biologiques tirées de la littérature, et ça marche !

            Le résultat de ce travail est passionnant, par une approche originale, les chercheurs ont pu montrer que la répartition des atteintes de la maladie de Crohn le long du tube digestif serait le fruit d’une dualité instable entre activateurs et inhibiteurs. Il n’a échappé à personne que la modélisation proposée ici a largement simplifié la physiopathologie de la maladie de Crohn en ne considérant que d’un côté les bactéries et de l’autre les phagocytes. Cette conception simplifiée avec les méchants d’un côté et les gentils de l’autre n’a en aucun cas vocation à remettre en cause la richesse du savoir actuel sur la physiopathologie de la maladie de Crohn. D’ailleurs, les auteurs de ce travail tout comme Alan Turing ont explicitement affirmé dans leurs publications respectives que cette modélisation mathématique a pour simple objectif de comprendre les phénomènes à une échelle macroscopique sans nier la complexité microscopique des mécanismes biologiques sous-jacents impliqués. Finalement cette simplification manichéenne de la physiopathologie de la maladie de Crohn permet d’analyser avec justesse la bataille qui se déroule au cœur de l’épithélium digestif entre l’armée du Bien et l’armée du Mal, dont l’état actuel des connaissances ne permet pas de connaitre les faits d’armes de chacun des soldats impliqués.

Références

Nadin G, Ogier-Denis E, Toledo AI, Zaag H (2021) A Turing mechanism in order to explain the patchy nature of Crohn’s disease. J Math Biol, 83, 12.

Turing AM (1952) The Chemical Basis of Morphogenesis. Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 237, 37-72.