Aller au contenu

Maladie de Crohn : la faute de la peste noire

La recherche fondamentale est la clef de voûte de l’avenir de notre discipline. Cette chronique Eurêka ! prend comme point de départ un article récent de science fondamentale, quelle qu’en soit la discipline, mais entrant en résonance avec la colo-proctologie afin d’en faire émerger l’originalité que ce soit par son caractère novateur, par sa perspective, par son caractère contre-intuitif ou encore par sa démarche scientifique surprenante.

« J’ai donné le nom de sélection naturelle à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles. » Ainsi Charles Darwin nous expliquait le comment de notre histoire évolutive. La sélection naturelle pèse donc le pour et le contre d’un nouveau caractère et il faut qu’il apporte un bénéfice au regard de la pression de sélection exercée sur une espèce pour être positivement sélectionné.

Cette théorie nous conduit à espérer tendre vers la perfection et voir disparaître progressivement tous nos défauts. Malheureusement, la complexité de la pression environnementale ainsi que la diversité des interactions inter-espèces obligent notre génome à faire des compromis et la sélection positive d’un allèle peut parfois s’accompagner de l’acquisition concomitante d’un désavantage, certes moins important que l’avantage conféré, mais désavantage quand même. Par exemple, lorsqu’on vit dans une zone où le paludisme est endémique comme en Afrique subsaharienne, le trait drépanocytaire signifiant être hétérozygote sur le gène de la bêta-globuline constitue un avantage sélectif avec une probabilité de mourir d’un accès palustre réduite de 60 à 80 % en cas d’infection. La sélection positive de ce trait drépanocytaire hétérozygote s’est comme nous le savons accompagnée de l’émergence d’une maladie grave, la drépanocytose pour les personnes qui ont le malheur d’être homozygote pour l’allèle HbS. De cet enseignement de biologie évolutive que nous avons reçu sur les bancs de la faculté de médecine, nous avons à l’esprit que la sélection naturelle peut conduire à l’apparition de maladies potentiellement graves.

Le paludisme est encore aujourd’hui une cause de mortalité pour les individus homozygotes sains donc la pression de sélection environnementale est toujours d’actualité. Rien à voir donc avec la peste noire qui a certes décimé dans le passé 30 à 40 % de la population européenne, mais sur une très courte période (1347-1353) et il y a maintenant plus de six siècles ! Histoire ancienne, pourtant deux brillantes études scientifiques récentes nous démontrent que cette hécatombe infectieuse n’a pas laissé notre génome indifférent…

Le premier travail publié dans la revue Nature cette année a analysé 356 gènes impliqués dans l’immunité, 496 loci génétiques associés aux maladies auto-immunes et 250 loci neutres de calibration à partir du patrimoine génétique de squelettes enterrés à Londres (n=318) et au Danemark (n=198). (1) L’objectif était de comparer ces gènes entre les individus décédés avant la grande épidémie meurtrière de la peste qui a sévi de 1347 à 1353 avec ceux des individus décédés après cette épidémie. Quatre loci ont été identifiés comme ayant été modifiés par l’infection massive à Yersina pestis, la bactérie responsable de la peste.

À noter que ces loci ont d’abord été identifiés sur la cohorte londonienne puis validés sur la cohorte danoise renforçant ainsi la véracité des conclusions. A partir de ces résultats observationnels issus de l’analyse du génome de squelettes, la seconde étape de l’étude a été d’explorer par expérimentation cellulaire l’impact de ces variations génétiques sur l’immunité contre la peste. Pour comprendre cette étape expérimentale, il faut savoir que lorsque la bactérie Y. pestis entre dans l’organisme, elle est internalisée par les macrophages qui d’une part tentent d’en venir à bout directement par phagocytose et d’autre part présentent les fragments antigéniques aux lymphocytes T-8 via le complexe majeur d’histocompatibilité de classe I afin de déclencher une réponse immunitaire adaptative ciblée contre cette bactérie. Les chercheurs ont alors constaté que l’un des quatre variants identifiés comme positivement sélectionné par la pandémie de peste code pour la version la plus efficace d’une protéine impliquée dans l’immunité macrophagique appelée protéine ERAP2. Les expériences ont montré que cette version plus efficace de ERAP2 permet lors d’une exposition des macrophages humains à Y. pestis une destruction par phagocytose de cette bactérie plus performante et optimise la présentation antigénique par les macrophages aux cellules de l’immunité adaptative.

Ces résultats sur culture cellulaire confirment les observations constatées sur l’évolution du patrimoine génétique des squelettes d’humains décédés avant et après la pandémie de peste. Par sa mortalité très élevée, la peste a sélectionné le variant codant pour la protéine ERAP2 le plus efficace. D’ailleurs, les auteurs ont estimé qu’un individu homozygote pour le variant codant pour la protéine ERAP2 le plus efficace (appelé allèle protecteur) avait 40 % de chances de plus de survivre en cas d’infection par la peste comparativement à un individu homozygote pour l’allèle délétère. Quelle chance d’avoir hérité de cet allèle qui booste notre système immunitaire ! Oui, mais… cet allèle protecteur de ERAP2 s’avère être un peu trop efficace et serait aussi la cause de maladies auto-immunes et auto-inflammatoires. Notamment, cet allèle est connu pour favoriser l’apparition d’une maladie de Crohn. (2)

Pour ceux qui ne seraient pas encore complètement convaincus de ce lien entre la peste et la maladie de Crohn, tournons nous maintenant vers NOD2, gène de susceptibilité à la maladie de Crohn que tout bon gastro-entérologue ou chirurgien digestif doit connaître. Ce gène code pour une protéine impliquée directement dans la réponse immunitaire innée en reconnaissant certaines molécules bactériennes activant une voie de réponse pro-inflammatoire favorable à la clairance bactérienne. Dans une étude menée par Anne Dumay et al, les auteurs ont évalué l’influence éventuelle de la peste sur la prévalence aujourd’hui des mutations NOD2 retrouvées dans la maladie de Crohn. (3) Le résultat de cette étude est sans appel : plus une zone géographique a été victime de la peste noire au XIVe siècle, plus la fréquence des mutations NOD2 retrouvées dans cette zone géographique est grande. L’histoire de NOD2 ressemble étrangement à celle d’ERAP2…

Par deux approches méthodologiquement différentes, les résultats de ces deux études convergent vers une même conclusion: la peste noire a positivement sélectionné des variants génétiques favorables à l’immunité contre cette infection, mais aussi favorables au développement d’une auto-immunité ou auto-inflammation potentiellement nuisible. La maladie de Crohn trouve partiellement son origine dans cette sélection génétique causée par la peste. Cette découverte souligne plusieurs points fascinants : tout d’abord la sélection naturelle peut conduire à des changements du génome d’une espèce, Homo sapiens inclus, dans un espace-temps très court de quelques années. D’autre part, un épisode infectieux ancien peut modifier durablement notre génome alors que la pression de sélection environnementale a cessé depuis plus de 600 ans. Il n’y a plus qu’à espérer que la pandémie de COVID-19 n’aggravera pas le phénotype de la maladie de Crohn de demain !

Références

  1. Klunk et al., Evolution of immune genes is associated with the Black Death. Nature 611, 312-319 (2022).
  2. A. F. Di Narzo et al., Blood and Intestine eQTLs from an Anti-TNF-Resistant Crohn’s Disease Cohort Inform IBD Genetic Association Loci. Clin Transl Gastroenterol 7, e177 (2016).
  3. A. Dumay, O. Gergaud, M. Roy, J. P. Hugot, Is Crohn’s Disease the Price to Pay Today for Having Survived the Black Death? J Crohns Colitis 13, 1318-1322 (2019).