Le succès récemment publié de la transplantation ano-rectale sur un modèle animal laisse explicitement entrevoir le projet du passage à l’Homme dans un futur proche. Au-delà de l’enjeu technique, ne devrions-nous pas commencer à nous questionner sur les enjeux éthiques soulevés spécifiquement pas cette transplantation ? En ayant accepté sans l’ombre d’une hésitation notre invitation, Jacques Arnould nous apporte sa lumière sur cette question éthique complexe et nouvelle. Cette lumière émane d’un homme au parcours insolite: ingénieur agronome de formation, titulaire d’un doctorat en histoire des sciences et d’un second doctorat en théologie, essayiste, il est l’auteur de nombreux ouvrages explorant les relations entre la science, la culture et la religion. Il est actuellement chargé des questions éthiques au Centre national d’études spatiales, le CNES. Riche de ses expériences de pensée, il nous offre aujourd’hui des clés de lecture pour mieux appréhender les spécificités du questionnement éthique autour de la transplantation ano-rectale.
En considérant cette perspective de transplantation ano-rectale pour construire la médecine de demain, regardons-nous dans la bonne direction ?
Avant toutes choses, permettez-moi de souligner ma totale incompétence dans les dimensions « techniques » du sujet dont nous nous entretenons ; mes connaissances, dans le domaine médical, se réduisent à celles d’un patient ou, pour être exact, à l’expérience d’un patient ! J’ajoute que je ne suis pas insensible au caractère sinon farfelu (si j’osais…) du moins singulier, voire paradoxal d’interroger quelqu’un dont le métier est de réfléchir à la finalité des activités spatiales à propos de soucis plus terre-à-terre, de réalités concrètes, biologiques qui nous ramènent à notre condition humaine. Mais, vous avez raison : si nous sommes capables de rêver des étoiles et même d’en prendre le chemin, nous ne sommes pas des anges, des êtres purement spirituels, libérés de toute contrainte organique ; nous avons un corps et devons prendre au sérieux aussi bien sa beauté, ses pouvoirs, les plaisirs qu’il nous apporte que ses humeurs, ses lourdeurs, ses désagréments. Lorsque mes collègues ingénieurs et scientifiques conçoivent des vaisseaux spatiaux pour y abriter des humains, ils doivent bien évidemment tenir compte de notre humaine et biologique condition. Pour autant, jamais nous n’allons aussi loin dans nos réflexions sur la qualité de vie des astronautes que vous pouvez le faire, vous les médecins, lorsque vous envisagez la transplantation ano-rectale !
Ce que j’ai pu apprendre, grâce à vous, sur les handicaps, les contraintes, les souffrances associés à l’incontinence anale ne m’a pas totalement surpris et m’a plutôt conforté dans l’idée qu’y remédier, par exemple par ce type de transplantation, ne se limite pas à restaurer une fonction biologique, celle de continence. Cette opération permet de restaurer d’autres « dimensions » du patient : l’image qu’il peut avoir de lui-même, les liens sociaux auxquels il aspire et dont l’état d’incontinence peut le priver. Redonner et améliorer la qualité de vie d’une personne : cette raison d’être de la transplantation ano-rectale vous paraît sans doute évidente pour vous, praticiens, mais je me rends compte que cette évidence est loin d’être partagée par notre société. Nous n’en parlons, nous n’osons pas en parler… et nous faisons ainsi qu’accentuer la détresse de ceux qui souffrent d’incontinence.
Nous reviendrons sans doute sur ce silence, mais je crois nécessaire de souligner ses effets négatifs et amplificateurs. C’est dommage ; en effet, lorsque vous parlez de transplantation ano-rectale, vous n’envisagez pas une augmentation de l’être humain ou la production d’un Surhomme ; vous voulez « simplement » permettre à un patient de retrouver une meilleure qualité de vie. C’est déjà un noble but !
Comment peut-on évaluer l’acceptabilité éthique des risques pris pour le patient par cette nouveauté ?
Vous le savez, la question des risques, de leur gestion et de leur acceptabilité, est l’une des plus délicates que doive aborder notre questionnement éthique, dans quelque domaine que ce soit. Et cette difficulté atteint son paroxysme lorsqu’il est question de l’être humain, de sa vie, de sa survie.
Juste un rappel : l’idée même du risque est clairement moderne. Avant le XVIIe siècle, les humains (je pense d’abord aux sociétés occidentales) s’en remettaient avant tout au « ciel » : les dieux, les astres décidaient de leur sort ; toute intervention humaine demeurait en fin de compte anecdotique. Avec l’émergence des sciences et des techniques modernes, dont la médecine actuelle est l’héritière, les humains ont pris en main leur destin… en même temps que des risques ! Nous ne devrions jamais oublier que toutes les techniques dont nous profitons aujourd’hui ont été mises au point parce que des hommes, des femmes ont couru des risques. C’est une évidence en médecine, sans même qu’il soit nécessaire de retracer l’histoire des pratiques, des techniques, des connaissances médicales.
Vous m’avez sommairement décrit les risques qui relèvent des opérations de transplantation en général et ceux qui sont plus spécifiquement associés à la transplantation ano-rectale. Je crois comprendre que des investigations, des évaluations sont encore nécessaires, non seulement du point de vue du patient lui-même et de sa vie après une telle opération, mais aussi à propos des conséquences sur l’opinion de nos sociétés à l’égard de ce type de transplantation et des transplantations en général ; il faudrait évidemment éviter un effet négatif sur le consentement aux dons d’organes en général, à cause des difficultés associées à la transplantation d’un organe particulier.
Vous savez, j’ai l’impression que nous revenons au constat précédent : le silence, la discrétion qui règnent autour de certains domaines de la médecine, comme celui de la transplantation, compliquent très certainement votre travail de praticien… et, par suite, la guérison ou la santé des patients. J’ai personnellement été très touché par le film Réparer les vivants ; je ne suis ni critique de cinéma, ni médecin : je l’ai vu comme un simple « vivant » face à une réalité humaine qui pourrait un jour me toucher. J’ai l’idée qu’un film sur ce thème va dans le bon sens, celui de nous inviter à rompre certains silences, certaines timidités, et ce pour le bien de tous et de chacun.
Je pense que nous devons également ne pas nous mentir à nous-mêmes, à propos des risques en médecine. Moi-même, je suis disposé à défendre intellectuellement l’idée qu’il n’y a pas d’innovation sans prise de risque ; je suis prêt à applaudir Elon Musk lorsqu’il affirme que « l’échec est une option. Si les choses ne ratent pas, il ne peut pas y avoir d’innovation. ». Mais, individuellement, ai-je le même enthousiasme à courir un risque, en particulier lorsque ma santé est en jeu ? Je mesure mes hésitations lorsque mon médecin me parle d’un vaccin plutôt que d’un autre ou lorsqu’un praticien me propose d’être « cobaye » pour l’expérimentation d’un traitement contre les infections associées à certaines interventions chirurgicales. J’ai moi aussi besoin d’être informé, éduqué, en matière médicale !
Doit-on considérer l’appareil ano-sphinctérien de la même manière que les autres organes transplantés depuis des années comme le cœur ou le foie par exemple ?
Cette fois, nous abordons la dimension la plus délicate de notre sujet ! Je n’ai pas les connaissances qui conviennent pour brosser le portrait symbolique de l’appareil ano-sphinctérien et, moins encore, pour analyser la place qu’il occupe dans la psychologie humaine. Sans oublier d’y donner une dimension historique et de traiter ces aspects dans plusieurs cultures !
J’ai découvert avec intérêt la dénomination de « nerf pudendal », autrement dit nerf honteux ou nerf de la honte ; je me suis souvenu que, dans un langage des signes aujourd’hui peu usité, les toilettes étaient « signées » comme « la maison du nettoyage de la honte ». Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quelle honte. La honte ou la pudeur, à laquelle fait allusion le nom de ce nerf, n’est pas celle qui est associée aux organes génitaux : celle-ci concerne avant tout la maîtrise du désir sexuel ou bien les mystères de la reproduction. La pudeur associée à l’appareil ano-sphinctérien ou, plus simplement à l’anus, vient du dégoût que nous éprouvons à l’égard de sa fonction : « Cachez cet anus que je ne saurais voir », ni sentir, car il est trop dégoûtant.
En pensant à notre entretien, je me suis souvenu d’une phrase de la Bible qui traite de l’impureté : « Ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. » Le sage peut interpréter cette sentence à propos des paroles qui sortent de la bouche de l’homme ou des pensées qu’élabore son esprit ; mais il s’agit aussi des excréments qui sont impurs et peuvent rendre l’homme impur. D’où les multiples rites de purification qui concernent l’organe anal, la répulsion, le dégoût, le déni à son égard… mais aussi les déboires, les malheurs de ceux qui souffrent d’incontinence !
Il n’est pas question de mettre en cause cet héritage psychologique et symbolique. Vous en faites, je le suppose, tous les jours l’expérience. Le défi est d’en tenir compte pour tenter de le dépasser et mieux soigner ceux qui souffrent de cet organe. Peut-être en nous demandant ce qui est véritablement honteux.
Est-ce que la réflexion éthique autour de cet organe pourrait-elle être mutualisée entre plusieurs pays ?
Vous me posez encore une question à laquelle je suis bien incapable de répondre… sauf à vous dire que je suis convaincu de la diversité des appréhensions culturelles, à travers l’espace et le temps. Il y a sans doute de nombreux points communs, par exemple sur l’idée de pudeur et de honte ; mais les degrés en varient. Vous m’avez appris comment l’idée même de transplantation avec un donneur vivant ou un donneur décédé est différemment accueillie dans les pays. Que penser, par ailleurs, de la « publicité » faite autour de l’opération de la fistule anale de Louis XIV ? À cette époque, il n’était pas impudique de se dévêtir devant un homme ou une femme de rang inférieur… Il ne s’agit pas de relativiser pour le plaisir, mais simplement de prendre de la distance vis-à-vis de positions qui peuvent nous paraître solidement établies. Toutefois, conduire ou accepter une évolution, une adaptation, même progressive exige d’avoir préalablement bien posé les motifs de le faire. Nous revenons donc à votre première question et à notre échange sur la finalité d’une opération comme la transplantation ano-rectale.
Pensez-vous que les patients auront plus de difficultés à s’approprier ce greffon comparativement aux autres types de transplantation ?
J’ai compris que ce type de transplantation exige une véritable et longue rééducation ; presque une régression puisque, bébés, nous avons déjà tous vécu ce stade d’apprentissage, avec toute sa valeur et même son enjeu psychologique. J’imagine qu’accepter de refaire en quelque sorte ce parcours n’est pas évident : le patient opéré doit se retrouver lui-même, se réapprivoiser et même apprivoiser l’organe d’un autre humain. Qui plus est, un organe dont on ne doit pas parler ! Je ne sais pas si nous possédons toute l’expérience pour envisager un tel processus psychologique, si lourd de tabou, de timidité, de honte à surmonter.
Toutefois, je suppose que les patients qui profiteront d’une telle transplantation auront déjà franchi des étapes qui, pour la plupart d’entre nous, paraissent infranchissables. Vous m’avez montré une étude qui souligne la difficulté des patients, notre difficulté à parler des troubles, des pathologies qui touchent cette partie du corps ; je peux confirmer personnellement ce résultat : le déni peut aller très loin et il faut être… acculé par un examen sanguin ou une situation de crise pour oser enfin en parler. Mais, une fois le silence rompu, je peux imaginer que les patients sont capables d’aborder plus simplement, « sans honte » mais sans pour autant sacrifier leur pudeur, les décisions et les actes médicaux qui pourraient leur être proposés ou s’imposer.
Bien entendu, je n’oublie pas l’impérieuse nécessité du consentement éclairé, informé, volontaire ; je n’oublie pas non plus le caractère personnel et individuel : ce qui prévaut, c’est la souffrance du patient et non ses analyses, sa volonté de restaurer sa qualité de vie et non le projet des soignants. Et l’un des premiers facteurs qui peut permettre d’agir sur cette qualité, ce sont, j’en suis convaincu, les relations faites de confiance et de discrétion, de pudeur et d’attention que vous, les médecins, les soignants, savez tisser avec vos patients, surtout dans des domaines aussi intimes.
Propos recueillis par Maxime Collard