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Transplantation ano-rectale : Le point de vue du chirurgien

La première transplantation ano-rectale chez l’Homme dans un futur proche n’est plus de la science-fiction, mais une perspective concrète puisqu’une équipe japonaise vient tout juste de publier le succès technique et fonctionnel de cette transplantation sur modèle animal. Doit-on s’en réjouir ? Le Pr Eric Rullier nous fait l’honneur de répondre à nos questions sur ce sujet. Pionnier dans la préservation ano-rectale, il a également mené il y a plusieurs années un projet de transplantation ano-rectale en laboratoire. Au travers de cette interview, il nous expose son point de vue au sujet de cette piste de recherche intrigante.

Pr Eric Rullier,
Unité de chirurgie colorectale,
CHU Bordeaux

Vous avez travaillé sur la transplantation anorectale il y a quelques années : en quoi cela a-t-il consisté ?

Il y a une dizaine d’années, avec le Dr Fabien Leblanc, nous avions randomisé 20 porcs dans deux groupes : 10 porcs dans le groupe transplantation anorectale sans réimplantation nerveuse et dix porcs dans le groupe transplantation anorectale avec réimplantation nerveuse bilatérale du nerf pudendal. Le résultat fonctionnel était exploré par un score standardisé clinique et par manométrie rectale à 1 mois et 2 mois post-opératoire. Nous avions perdu un seul animal dans chaque groupe, pour tous les autres, nous n’avions pas observé de complication chirurgicale notamment pas de thrombose ou d’ischémie du greffon et pas de fistule des anastomoses digestives.

En deux mots pouvez-vous nous résumer les grands principes de cette chirurgie ?

Cette intervention est relativement simple. Puisqu’il est possible de sacrifier les pédicules rectaux moyens et inférieurs sans compromettre la vascularisation du rectum si l’artère et la veine rectales supérieures sont fonctionnelles, nous avions eu besoin sur plan vasculaire de faire uniquement une suture artérielle et une suture veineuse. Puis, il y a l’anastomose colo-rectale et l’anastomose ano-cutanée pour mettre en continuité digestive le greffon. La plus grande difficulté technique de cette intervention est la réimplantation des deux nerfs pudendaux, ils nous avaient été nécessaire de nous entraîner au préalable à la microchirurgie afin de faire ces anastomoses nerveuses au mieux.

En parallèle de cette réussite technique, le résultat fonctionnel était-il au rendez-vous ?

L’analyse du résultat fonctionnel était tout à fait concluante puisque dans le groupe qui n’avait pas eu de réimplantation nerveuse, nous avons observé 100% d’incontinence anale à 1 et 2 mois tandis qu’environ la moitié des animaux ayant eu la réimplantation nerveuse avaient retrouvé une continence à 1 mois et la totalité de la cohorte à 2 mois. Les tests manométriques ont corroboré nos constatations cliniques. Ces résultats étaient uniques à l’époque, nous étions les pionniers sur ce sujet.

Vous avez fait le choix de ne pas publier ces résultats, pour quelles raisons ?

La raison est que nous pensions pouvoir passer dès que possible à l’Homme et qu’il fallait évidemment éviter de divulguer précocement nos résultats pré-cliniques. Mais entre-temps, les travaux que j’ai pu conduire avec mon équipe sur la préservation du sphincter anal dans les cancers du bas rectum m’ont fait prendre du recul sur la potentielle place de cette transplantation. En effet, la principale indication en termes de volume de patients aurait été l’amputation abdomino-périnéale dans le cancer du rectum. Mais suite aux progrès récents concernant la préservation sphinctérienne, aujourd’hui l’amputation abdomino-périnéale dans le cancer du rectum doit être une exception. Donc finalement, il ne reste plus que les patients avec les cancers du très bas rectum les plus graves en échec de préservation sphinctérienne qui seraient potentiellement candidats à cette transplantation et l’administration d’une immunosuppression pour tolérer le greffon chez ces patients paraît dangereuse. La situation est similaire pour les patients opérés d’une amputation abdomino-périnéale pour un cancer du canal anal après échec de la radiochimiothérapie exclusive.

Finalement, les candidats potentiels à cette transplantation se feraient rares ?

C’est ce que je crains. Comme on retire les patients atteints d’un cancer du rectum et de l’anus, il reste qui ? Les lésions ano-périnéales dans la maladie de Crohn semblent une très mauvaise indication en raison du risque élevé de récidive de la maladie sur le greffon. Il reste donc les lésions traumatiques du sphincter anal, les malformations ano-rectales congénitales par exemple. C’est certain que cette transplantation ne devrait pas concerner beaucoup de patients.

Pour ces patients et suites à vos résultats très encourageants tout comme ceux de l’équipe japonaise récemment publiés, pensez-vous qu’il soit possible que la première mondiale chez l’Homme puisse avoir lieu demain ?

Si on a pu faire ça sans grande difficulté chez le porc et chez le chien, chez l’Homme c’est facile à faire. Le plus difficile sera certainement la réimplantation nerveuse, mais en étant bien préparé ce ne sera certainement pas un obstacle. Après, il y a d’autres questions qui ne sont plus du domaine de la technique chirurgicale qui se posent…

Quels seraient les risques si demain on nous annonce la réussite de la première mondiale ?

J’avais posé directement cette question aux patients, le concept n’avait vraiment pas l’air de les effrayer et au contraire ils étaient vraiment intéressés et prêts à faire ce choix pour éviter une stomie à vie. Pour moi, la crainte c’est de faire une très grosse bêtise si on réserve cette intervention aux cancers du rectum qui ont été subi une amputation abdomino-périnéale par excès. Chez ces patients avec un mauvais pronostic oncologique, l’administration au long cours d’un traitement immunosuppresseur va induire des récidives du cancer plus fréquentes, plus précoces et plus graves. L’urgence est de s’intéresser à cette question immunitaire. Dans mon équipe, nous avions initialement décidé de ne pas publier nos résultats avant d’avoir poussé les recherches immunologiques, et j’ai finalement pris la décision de ne jamais les publier parce que je voyais l’évolution des stratégies de traitement du cancer du rectum. À tort ou à raison, c’est ça notre histoire.

Puisque tout citoyen français est un donneur d’organes potentiel sauf opposition explicite de son vivant, cette question concerne donc directement toute la population et ne se limite pas aux patients receveurs. Quel regard pensez-vous que le grand public aura sur cette transplantation singulière ?

Je crois qu’on est dans une société où tous ces tabous se lèvent progressivement et donc pour la grande majorité des gens, cette transplantation ne posera pas de problème particulier. Par ailleurs, le grand public a aussi bien conscience aujourd’hui que la médecine et la chirurgie ne sont pas là uniquement pour guérir et que l’amélioration de qualité de vie est un objectif tout aussi important. En ce sens, accepter d’être donneur pour éviter à un patient d’avoir une stomie à vie est quelque chose qui a du sens pour une grande partie des gens. La société change, je pense qu’il n’y aura pas de souci de ce point de vue là.

Propos recueillis par Maxime Collard