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Obscur et froncé comme un oeillet violet…

« Obscur et froncé
comme un œillet
violet… »

Julien Rault

…est le premier vers d’un poème, paru en 1871, sans doute écrit à deux (illustres) mains : l’une est celle de Paul Verlaine, l’autre d’Arthur Rimbaud. Le titre, « Sonnet du trou du cul », rappelle de façon parodique la tradition poétique du « blason », genre pratiqué au XVIe siècle consistant à célébrer une partie du corps de l’être aimé.

L’entrée en matière de la célébration est florale, a priori. Deux adjectifs inaugurent la description, suggèrent une chose, énigmatique, sombre et plissée. Des plis, d’emblée. Salvador Dali, dit-on, fin observateur, en avait dénombré 36. Mais pas sur la fleur.

La fleur invoquée est un œillet, aux pétales dentés. L’étymologie est commune avec le mot « œil » et la comparaison, on s’en doute, est tout sauf innocente. Elle réactive une analogie ancienne. Dans le folklore japonais, par exemple, il existe une créature nommée shirime (que l’on pourrait traduire littéralement par « œil fesse ») forme d’esprit pourvu d’un œil à la place de l’anus. Plus proche de nous, en français, l’expression populaire « s’en battre l’œil » revient très exactement à « s’en tamponner l’anus ».

Ajoutons à cela que l’œillet, en couture, est un petit trou – ce qui file au passage la métaphore textile ouverte par le mot « froncé ». Trou reproduit graphiquement par la lettre « o » qui jalonne le vers et apparait dans chacun des mots (« obscur », « froncé », « comme », « oeillet », « violet »). Mais aussi, et surtout, « œillet » était bel et bien un terme d’argot pour désigner… le fameux trou. Littéralement et dans tous les sens, la comparaison résonne.

Elle résonne d’autant plus que la caractérisation finale, « violet », procède d’une homonymie qui colore le tout d’une violence latente. En raison aussi de cette diérèse imposée par les contraintes métriques et qui oblige à prononcer « vi-o-let » pour respecter l’alexandrin, à produire cet étirement dissonant du mot. Inquiétant lui aussi. Dans lequel on peut voir l’esquisse d’un vit, le même qui, peut-être, à la strophe suivante, viendra pleurer des larmes de lait.

Enfin, comment ne pas noter cet écho sonore très appuyé, rime interne qui par trois fois fait rebondir le vers (« froncé », « œillet », « violet ») et invite à le scander, selon des volumes décroissants : « obscur et froncé » (5), « comme un œillet » (4), « vi-o-let » (3). Rétrécissement progressif. Focalisation restreinte. Froncement métrique. Nous y sommes. Nous entrons.

« Sonnet du trou du cul »

Obscur et froncé comme un œillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la fuite douce ?
Des Fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse
Pour s’aller perdre où la pente les appelait.

Mon Rêve s’aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C’est l’olive pâmée, et la flûte câline,
C’est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !

Arthur Rimbaud

Julien Rault est maître de conférences en stylistique et linguistique à l’Université de Poitiers