Aller au contenu

Recommandations lésions précancéreuses, questions au Dr Lucas Spindler

Dépistage et prise en charge des lésions précancéreuses anales liées aux papillomavirus humains. Interview du Dr Lucas Spindler, coordonnateur des Recommandations pour la Pratique Clinique.

Mon cher Lucas, ces RPC mises en œuvre par la SNFCP sont le fruit d’un immense labeur collaboratif. C’est un travail sans équivalent au niveau national, voire international. Il vous a donc fallu tout construire de zéro. Résultat, la population ciblée est très étroite, et pour celle-ci la conduite à tenir est très précise. Pourrez-vous nous aider à replacer ces recommandations dans le contexte plus large de notre pratique ?

Tout d’abord il faut rappeler que les recommandations et les réponses que je vais donner ne sont valables qu’en l’état actuel des connaissances de la littérature qui sont susceptibles de changer à plus ou moins long terme. De plus, les recommandations émises sont non contraignantes et non opposables.

Je tiens aussi à remercier l’ensemble des collaborateurs à ce travail (liste en fin d’interview), qui me permettent de parler en leur nom.

Ces RPC représentent un immense progrès car nous ne disposions jusqu’à aujourd’hui que des recommandations émises par le rapport Morlat en 2013. Ce rapport propose de suivre les hommes vivant avec le VIH (PVVIH) ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH), les PVVIH ayant des antécédents de condylomes anaux et les femmes vivant avec le VIH ayant présenté une dysplasie ou un cancer du col utérin. De votre côté, vous ne proposez un dépistage que pour 3 groupes très sélectionnés :

1. Les PVVIH HSH âgés de plus de 30 ans ;

2. Les femmes vivant avec le VIH ayant des antécédents de dysplasie sévère (HSIL) ou de cancer de la vulve dus aux HPV.

3. Les femmes transplantées d’organe solide depuis plus de 10 ans.

LS : Tout d’abord il faut rappeler le cancer de l’anus est relativement rare (environ 2000 nouveaux cas par an en France). De fait, contrairement au cancer colorectal (plus de 40 000 nouveaux cas par an en France), le dépistage ne peut pas concerner la population générale mais doit cibler les groupes à risque. Ensuite, nous n’avons pas « limité » pour moins, mais pour mieux dépister. De plus, le rapport Morlat ne proposait que l’examen clinique comme seul outil de dépistage nous avons introduit le test HPV, le frottis anal et l’anuscopie haute résolution (AHR). D’autre part, il ne s’agit plus seulement de dépister le cancer de l’anus mais bien de dépister les lésions précancéreuses pour les traiter et ainsi prévenir le cancer. C’est un objectif ambitieux. Il faut donc prendre en compte la disponibilité des outils du dépistage, notamment de l’AHR, et des moyens pour atteindre cet objectif. Enfin, les 3 groupes de patients ciblés par le dépistage ont un taux d’incidence annuelle du cancer de l’anus supérieur à 45/100 000. Dans ces groupes, le taux d’incidence du cancer de l’anus dépasse celui du cancer colorectal dans la population générale. Dès lors il nous semblait logique de proposer un dépistage « organisé » à ces patients.

En pratique, la population plus large concernée par le rapport Morlat ne doit-elle plus faire l’objet d’une quelconque surveillance ?

On peut distinguer 3 situations :

  1. Les patients déjà suivis pour des antécédents d’HSIL quel que soit leur profil : il faut bien sûr poursuivre la surveillance. Quand bien même ces patients n’appartiendraient pas aux groupes cibles du dépistage que nous proposons. Les recommandations vont dans ce sens.
  2. Les patients ciblés par nos recommandations qui vont entrer dans une stratégie de dépistage. Il semble licite de suivre les recommandations. Elles reposent sur une stratification du risque, tiennent compte du bénéfice attendu et de l’acceptabilité du dépistage et aussi de la disponibilité des outils du dépistage.  Toutefois, les données de la littérature et à fortiori les recommandations ne sont pas figées. Nos recommandations sont d’ailleurs non contraignantes. Il est nécessaire de poursuivre l’évaluation des stratégies de dépistage au-delà des groupes ciblés, dans le cadre de protocole de recherche par exemple. 
  3. Les patients qui ont déjà été intégrés dans une stratégie de dépistage, mais pas selon les critères actuels, c’est à dire qu’ils n’avaient pas d’antécédents d’HSIL et qu’ils ne sont pas à haut risque. Il n’est bien sûr pas question de les exclure du jour au lendemain sous prétexte que les recommandations ont changé. Chez ces patients, l’algorithme proposé s’applique.

Enfin, il est important de rappeler que l’algorithme de dépistage ne concerne que les patients asymptomatiques. Il est essentiel que tout patient présentant des symptômes proctologiques consulte son médecin et bénéficie d’un examen proctologique complet.

Par exemple les patients HSH non porteurs du VIH et ayant des antécédents de condylomes anaux doivent-ils avoir un frottis anal comme proposé dans l’algorithme ?

Nous ne recommandons pas de dépistage par test HPV et/ou frottis anal chez les HSH non porteurs du VIH. L’examen proctologique des patients sous PrEP a moins pour objectif le dépistage des lésions précancéreuses que le dépistage des condylomes, des IST et d’autres pathologies.  La consultation est aussi l’occasion d’aborder la question de l’infection à HPV et de véhiculer des messages de prévention. Il reste essentiel de sensibiliser les patients sur ce sujet.

Que dites-vous aux femmes sans VIH ayant un antécédent de dysplasie sévère ou de cancer du col de l’utérus ?

Ces patientes restent à risque. Elles doivent être sensibilisées aux pathologies liées à l’HPV et notamment au risque de lésions précancéreuses et de cancer de l’anus. Toutefois le taux d’incidence du cancer de l’anus chez ces patientes (environ 10/100 000) est bien inférieur à celui des femmes transplantées ou ayant des antécédents de lésions vulvaires. Le bénéfice du dépistage proctologique chez ces patientes reste à démontrer. Il faut aussi rappeler que le cancer de l’anus chez la femme survient bien plus tardivement que le cancer du col (65 ans et au-delà versus 50 ans). Dès lors, il n’est pas possible et pas forcément souhaitable d’avoir sur la durée une stratégie de dépistage potentiellement invasive et anxiogène alors même que le risque global est faible. Malgré cela, il faut encourager et poursuivre la recherche clinique aussi bien sur les facteurs de risque que sur l’intérêt d’un dépistage systématique.

Le premier test dans votre sélection, avant le frottis cellulaire et l’anuscopie de haute résolution (AHR), est la recherche d’un HPV16. Dans les recommandations, vous écrivez : «En l’absence d’infection anale à HPV à haut risque (HPV-HR), la probabilité jusqu’à 5 ans de développer des lésions HSIL est faible », c’est une recommandation qui a un niveau de preuve élevé. Toutefois, elle laisse un flou sur les patients porteurs d’un Papilloma virus de haut risque (HPV-HR) autre que le 16. 

L’HPV16 est associé à l’immense majorité des cancers de l’anus (environ 90%). D’autre part, toutes les HSIL n’évoluent pas vers le cancer.  L’HPV16 est un facteur de risque d’évolution des HSIL vers le cancer contrairement aux autres HPV-HR. Il est donc « prioritaire ».

Chez les patients concernés par le dépistage et chez qui la recherche d’HPV16 s’avère négative, vous ne proposez qu’une nouvelle recherche de HPV 16 à 5 ans. N’avez-vous pas peur des « cancers d’intervalle » ?

Cela est possible, comme pour la coloscopie d’ailleurs. Mais en cas de test HPV16 négatif, la probabilité à 5 ans de développer des HSIL est limitée. Le risque de cancer est donc faible même s’il n’est pas nul. C’est pour cela qu’il faut insister sur la nécessité d’examiner tout patient présentant des symptômes proctologiques.

A titre personnel, convoquez-vous ces patients à risque, mais négatifs pour le HPV16 pour un suivi par un examen proctologique standard pendant ces 5 ans ?

LS : Non pas à titre systématique. Mais j’insiste sur la nécessité d’une consultation avec examen clinique en cas d’apparition de symptômes dans l’intervalle.

Ces patients non infectés par un HPV16, pourraient-ils bénéficier d’une vaccination préventive ?

C’est effectivement une bonne question qui est encore débattue. Pour rappel d’après les indications officielles on peut proposer jusqu’à l’âge de 26 ans la vaccination aux hommes ayant ou ayant eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. L’intérêt d’un élargissement, notamment en âge, n’a pas été évalué.

Que faites-vous pour un patient inclus dans le dépistage (donc porteur d’un HPV16), qui à un moment ou à un autre présente des lésions LSIL isolées ?

A ce jour il n’est pas recommandé de traiter les LSIL. Le risque d’évolution est faible et la prévalence très élevée chez les groupes à risque. Traiter les LSIL impliquerait des traitements itératifs avec le risque de complications et l’impact négatif sur la qualité de vie qui en résulteraient pour un bénéfice non démontré. Toutefois, à l’instar des HSIL, l’histoire naturelle des LSIL n’est pas bien comprise. Nous avons besoin d’autres données. Et bien entendu, un patient avec des LSIL et une infection anale à HPV16 justifie d’une surveillance rapprochée comme cela est proposée dans l’algorithme.

Un diagnostic de HSIL peut être fait de façon fortuite, notamment lors d’une coloscopie ou sur des pièces de chirurgie proctologique chez des patients ne faisant pas partie de votre population à risque élevé. Peut-on calquer la prise en charge de ces patients sur celle qui est proposée par votre algorithme ?

Oui c’est ce que nous proposons. A partir du moment ou un patient a développé des HSIL il est de facto considéré à haut risque.

A quel niveau de l’algorithme les fait-on entrer, même s’ils sont HPV16 négatifs ?

Idéalement ces patients doivent bénéficier d’une AHR. Le suivi dépendra ensuite des résultats de l’AHR. Il est vraisemblable que le risque de cancer de l’anus n’est pas le même chez tous les patients présentant des antécédents d’HSIL. Néanmoins, les données actuelles de la littérature sont insuffisantes pour proposer une surveillance spécifique.

Aujourd’hui, comment envisagez-vous la réalisation du frottis anal : autoprélèvement ou prélèvement fait par un soignant spécialisé ?

L’autoprélèvement favoriserait la diffusion de ce test, toutefois certains travaux ont montré qu’il était moins performant que le prélèvement effectué par un soignant spécialisé.

Dans l’algorithme présenté, en cas de lésion anale prénéoplasique de haut grade (HSIL), une AHR avec traitement est effectuée tous les 6 mois. Comment évaluez-vous le succès du traitement : absence de lésion microscopique à une AHR, biopsies négatives sur les éventuelles lésions visibles ; ceci constaté sur une, sur deux AHR successives ; ou encore frottis cellulaire négatif ?

Le succès du traitement est défini par l’absence d’HSIL visible en AHR. Il n’y a pas d’indication à réaliser des biopsies systématiques en l’absence de lésions suspectes en AHR.

Peut-on considérer la présence d’une lésion condylomateuse ou d’une dysplasie de bas grade (LSIL) lors d’une biopsie per AHR comme un succès ?

Oui tout à fait. La régression en grade et/ou en taille des lésions est un critère de réponse au traitement. Toutefois on ne peut pas parler de guérison et un malade ayant un antécédent de HSIL devra toujours être suivi dans les conditions que nous proposons.

Une grande différence vis-à-vis du rapport Morlat est l’intégration de l’AHR dans votre stratégie. A-t-on fait des progrès depuis 2013 concernant cet examen ?

Oui, le nombre de praticiens formés augmente. La visibilité de l’AHR augmente, de plus en plus de praticiens et de patients connaissent cet examen. Il existe aujourd’hui des formations spécifiques avec un vrai compagnonnage et un projet de référencement des centres réalisant cet examen est en cours. Tout cela va encore accélérer le développement de cette technique.

Combien de centres en France maitrisent réellement cette technique ?

A ma connaissance une petite dizaine de centres pratique cet examen.

Dans le cas où l’accès local à l’AHR est limité, faut-il réserver cet examen au dépistage des lésions prénéoplasiques dans les populations à haut risque ?

L’AHR est un examen de 2ème ligne, à l’instar de la coloscopie. Elle n’a pas vocation à être proposée à tous les patients.

L’AHR est-elle réellement plus performante pour dépister les lésions de dysplasie sévère qu’un bon examen à l’œil nu ? Et qu’un examen à l’œil nu aidé par l’acide acétique ?

Elle est plus performante. Moins de 40% des HSIL sont visibles à l’œil nu. Lorsque vous regardez l’anus avec un zoom jusqu’à X35 et des colorants spécifiques vous voyez plus de lésions !

Merci Lucas pour cette explication de texte, nous espérons que les recommandations que tu as coordonnées soient largement diffusées car elles sont de qualité et répondent à des questions bien précises de notre exercice quotidien.

Pour consulter les recommandations :

Algorithme du dépistage des lésions anales précancéreuses chez les patients à risque :

Liste exhaustive des collaborateurs à l’élaboration des recommandations :

Laurent Abramowitz, Julien Adam, Vittoria Balzano, Dominique Bouchard, Najima Bouta, Margot Bucau, Aurore Carlo, Johan Chanal, Charlotte Charpentier, Gary Clifford, Mélanie Draullette, Isabelle Etienney, Nadia Fathallah, Valentine Ferré, Jean-François Fléjou, Sébastien Fouéré, Thierry Higuero, Liza Kassouri, Simon Kurt, Anne Laurain, Eloïse Leclerc, Quentin Lepiller, Anne-Carole Lesage, Diane Mège, Amélie Ménard, Pauline Merle, Perrine Mortreux, Catherine Noël, Vincent de Parades, Hélène Péré, François Pigot, Jean-Luc Prétet, Déborah Roland, Laurent Siproudhis, Ghislain Staumont, Laurine Tracanelli, Lucine Vuitton, Sophie Wylomanski, Olivia Zaegel-Faucher.