Par le Dr L. Spindler, le Dr D. Mege et le Dr François Pigot
Définition et épidémiologie
Les tumeurs rétrorectales (TRR) constituent un ensemble de tumeurs rares et hétérogènes développées aux dépens des différents tissus de l’espace rétrorectal [1], et parfois des reliquats embryonnaires. L’espace rétrorectal est un espace virtuel défini anatomiquement, en avant par la face postérieure du mésorectum, en arrière par le sacrum (fascia présacré de Waldeyer) et le coccyx, en haut sa limite est virtuelle située au niveau de la charnière recto-sigmoïdienne, en bas par les muscles du plancher pelvien et latéralement par les vaisseaux iliaques et les uretères [1,2] (Figure 1).
Légende :
R : rectum – S : sacrum – SAE : sphincter anal externe – SP : symphyse pubienne – U : utérus – V : vessie
Il est la continuité de l’espace rétropéritonéal au niveau du pelvis. Embryologiquement, l’espace rétrorectal est une zone confluente entre l’intestin postérieur embryonnaire (issu de l’endoderme), le bassin osseux (issu du mésoderme) et le tube neural (issu du neurectoderme) à l’origine de la moelle épinière. Chez l’adulte, cet espace est constitué de tissus conjonctifs, adipeux et aréolaires et il est traversé par des vaisseaux (présacrés) et des nerfs (plexus sacré) [2,3]. Pour ces raisons anatomiques et embryologiques, les TRR peuvent survenir de novo à partir de l’une de ces structures (tumeurs acquises), ou à partir de vestiges embryonnaires (tumeurs congénitales) [3]. Lorsqu’une TRR est présente, l’espace rétrorectal devient visible.
Les TRR sont rares. Leur prévalence et leur incidence exactes ne sont pas connues. On estime qu’entre un et six patients sont diagnostiqués chaque année dans les centres de référence tertiaires [2, 4-7]. Environ une hospitalisation sur 40 000 serait liée à une TRR [8].
Une revue de la littérature ayant inclus 341 études et 1708 patients montrait une nette prédominance féminine avec un sexe ratio homme/femme de 1/2 et un âge moyen au diagnostic de 45 ans [5]. En effet, le diagnostic étant souvent fortuit, la population à risque est féminine, en raison de plus fréquentes imageries réalisées pour des symptômes gynécologiques. Dans la large revue de la littérature sus-citée, la tumeur était bénigne dans 7 cas sur 10 et les tumeurs congénitales étaient le type histologique le plus fréquent (60,5%) [5].
Classification
Parmi les classifications disponibles sur les TRR, celle de Uhlig et al. (1975) est la plus utilisée [4] : elle classe les TRR en 5 catégories : congénitales, neurogènes, osseuses, inflammatoires et diverses. Plus récemment, d’autres classifications ont été décrites, prenant en compte la nature maligne ou bénigne de la tumeur, ainsi que son origine congénitale ou acquise [1]. Le tableau 1 résume les principaux types histologiques des TRR.
Bénignes | Malignes | |
---|---|---|
Congénitales | Kystes vestigiaux -Tailgut cyst -Kyste épidermoïde -Kyste dermoïde -Duplication rectale Tératomes Méningocèles sacrées antérieures | Chordome Transformation maligne d’un Tailgut cyst Tératocarcinome |
Inflammatoires | Granulomes Abcès périnéaux et pelviens Kyste hydatique | |
Neurogènes | Schwannome Neurofibrome Ganglioneurome | Neurofibrosarcome Schwannome malin Neuroblastome Ependymome |
Osseuses | Kyste osseux anévrysmal Tumeur à cellules géantes Ostéome | Tumeur d’Ewing Chondrosarcome Myélome |
Tumeurs diverses | Léiomyome Fibrome Myélolipome Hémangiopéricytome | Métastases Tumeur carcinoïde GIST Lymphomes Sarcomes Tumeur desmoïde |
Les tumeurs congénitales
Ce sont de loin les TRR les plus fréquentes, car elles représentent plus de 60% de l’ensemble des TRR [5,9]. Parmi les tumeurs congénitales, on distingue : les kystes congénitaux ou vestigiaux, le chordome, le tératome (et son pendant malin le tératocarcinome), et la méningocèle sacrée antérieure. Leurs caractéristiques sont résumées dans le tableau 2.
TYPE | SPÉCIFICITÉS |
---|---|
Hamartome kystique ou tailgut cyst | – tumeur la plus fréquente – issu de l’endoderme – le plus souvent bénin – surtout la femme – revêtement glandulaire |
Kyste épidermoïde | – issu de l’ectoderme – le plus souvent bénin – surtout la femme – revêtement malpighien |
Kyste dermoïde | – issu de l’ectoderme – le plus souvent bénin – surtout la femme – présence de poils, cheveux, sébum, etc. – revêtement malpighien |
Duplication rectale | – 5% des duplications digestives – continuité ou contiguïté avec le rectum – paroi identique à celle du rectum (présence notamment d’une couche musculeuse) |
Chordome | – tumeur maligne la plus fréquente – métastases rares – tumeur solide – surtout homme au-delà de 30 ans |
Tératome / tératocarcinome | – issus des structures embryonnaires étrangères à la région caudale – surtout l’enfant de sexe féminin – liquide ou solide – présence de cheveux, poils, ongles, dents, os, sébum, etc. |
Méningocèle sacrée antérieure | – issu de la dure mère – contient du liquide céphalorachidien – bénigne mais risque de méningite (surtout si ponction) – association à d’autres anomalies du développement |
Les kystes congénitaux ou vestigiaux
Les kystes congénitaux représentent 60% des tumeurs congénitales, soit près d’un tiers de l’ensemble des TRR. On observe une nette prédominance féminine avec un sexe ratio homme/femme de 1/2 à 1/15. Les kystes congénitaux sont classés en fonction de leur origine embryonnaire (ectoderme, mésoderme, endoderme), et on distingue notamment l’hamartome kystique (ou tailgut cyst ou encore kyste muco-sécrétant), les kystes épidermoïdes et dermoïdes, et la duplication rectale [10,11]. Il s’agit le plus souvent de tumeurs bénignes (>70%).
Les hamartomes kystiques (tailgut cyst, kyste muco-sécrétant) se développent à partir des vestiges embryonnaires de la partie terminale de l’intestin primitif postérieur situé après la membrane cloacale (d’où le nom de « tailgut »). Ce sont les TRR les plus fréquentes : plus d’une TRR sur 5 est un tailgut cyst [5]. Il s’agit de lésions kystiques multiloculaires, non encapsulées et généralement bien circonscrites (Figure 2). Les kystes sont revêtus d’un épithélium digestif (malpighien, cylindrique ou transitionnel) ce qui se traduit par la sécrétion de mucus. Contrairement aux duplications rectales, les tailgut cyst n’ont pas de paroi musculaire propre. En revanche, les kystes peuvent parfois fistuliser au rectum.
Bien que les tailgut cyst soient dans l’immense majorité des cas bénins, une dégénérescence maligne est possible, en adénocarcinome, en tumeur carcinoïde ou encore en carcinome épidermoïde. Ce risque de dégénérescence est diversement apprécié dans la littérature, entre 1.5% dans la série française multicentrique publiée en 2021, avec 270 patients inclus entre 2000 et 2019, dont 4 cas d’harmatomes dégénérés, et 30% dans les études plus anciennes (probablement surestimé) [13].
Bien qu’ils diffèrent histologiquement, les kystes épidermoïdes et dermoïdes résultent d’un défaut de fermeture du tube ectodermique [10,11]. Ils sont constitués d’un épithélium malpighien mais les kystes dermoïdes possèdent en plus des annexes cutanées (follicules pileux, glandes sudoripares ou sébacées). Ils sont typiquement uniloculaires (Figure 3) et bénins. Une transformation maligne est exceptionnellement observée (<2%) [12]. Ces kystes peuvent communiquer avec la peau (fossette postnatale ou un sinus) mais ils ne communiquent pas avec le rectum. Aussi la principale complication est l’infection (jusqu’à 30% des cas) qui peut poser le problème du diagnostic différentiel avec un abcès périnéal [13].
Les duplications rectales (ou kystes entérogéniques) correspondent à une anomalie constitutionnelle rare du tube digestif (5% des duplications digestives), à savoir une séquestration lors l’embryogenèse de l’intestin postérieur. Le diagnostic repose sur l’association de 3 critères :
- la continuité ou la contiguïté du kyste avec le rectum ;
- la présence au sein de la paroi d’une double couche de fibres musculaires lisses séparées par un plexus myentérique (comme la paroi rectale) et
- un revêtement muqueux proche de la muqueuse rectale mais qui peut également contenir des foyers de muqueuse ectopique gastrique, pancréatique ou urothéliale (car issues également de l’endoderme) [11].
Elles se présentent sous la forme de tumeurs kystiques multiloculaires (une lésion dominante et plusieurs lésions satellites). Les duplications rectales dégénèrent rarement mais elles peuvent s’infecter [3,10].
Le chordome
Le chordome se développe à partir des vestiges de la notochorde fœtale qui est à l’origine de la colonne vertébrale et d’une partie de la base du crâne et dont le nucléus pulposus est un reliquat chez l’adulte. La localisation basi-crânienne est plus fréquente chez l’enfant [14] tandis que chez l’adulte, environ 1/3 des chordomes se situent au niveau sacro-coccygien [15].
Le chordome est la TRR maligne la plus fréquente [5]. Elle reste cependant rare, avec une incidence d’environ 0,08/100000. Le chordome est plus fréquent chez l’homme (sexe ratio 2/1) ce qui le distingue des autres tumeurs congénitales [15]. Il est généralement diagnostiqué vers l’âge de 60 ans du fait d’une croissance tumorale lente et de symptômes retardés. Ces tumeurs ont un fort potentiel d’envahissement et de destruction loco-régionale [2,3] (Figure 4), mais rarement métastatique. Le traitement curatif est donc complexe, avec l’obtention difficile de marges saines, et une chirurgie souvent délabrante emportant la tumeur et le sacrum [3,15,16]. L’aspect macroscopique du chordome est lobulé et gélatineux. L’aspect microscopique est pathognomonique avec la présence de cellules « physaliphores » (cellules vacuolisées et remplies de gouttelettes mucoïdes). L’exérèse chirurgicale est le plus souvent suivie d’une radiothérapie adjuvante [17]. Le risque de récidive locale est particulièrement élevé (>50%) [16].
Le tératome et le tératocarcinome
Ces tumeurs proviennent de cellules totipotentes pouvant se différencier en tout type de tissu (digestif, respiratoire, nerveux, cellules germinales, etc.). Les tératomes sont beaucoup plus fréquents chez l’enfant (1/40000 naissances) que chez l’adulte, avec une nette prédominance féminine (sexe ratio homme/femme = 1/4) [3,10,17]. Chez l’adulte, les tératomes prédominent au niveau pelvien.
Les tératomes se présentent sous une forme kystique ou solide. Ces tumeurs sont classées selon leur extension et ont tendance à adhérer fermement au coccyx. Cependant, en l’absence de dégénérescence maligne, elles adhèrent rarement au rectum et aux organes adjacents. Le risque de dégénérescence est estimé entre 1 à 12%, même si des séries anciennes ont rapporté jusqu’à 30% des tératomes, retrouvés malins au moment de leur résection [3]. Dans la récente série française, 2 tératomes malins étaient rapportés (0.7%) [13].
La méningocèle sacrée antérieure
La méningocèle est une hernie du sac dural dans le petit bassin à travers une agénésie de la paroi antérieure du sacrum (signe du « cimeterre » à la radiographie standard). Elle contient du liquide céphalo-rachidien. Il s’agit d’une tumeur rare, 1 cas sur les 270 TRR rapportées dans la série française (0.4%) [13]. Elle est parfois associée à des anomalies congénitales : malformations des voies urinaires (agénésie rénale) ou anales (sténose ou atrésie anale, syndrome de Currarino dont la triade associe malformation ano-rectale, méningocèle et agénésie du sacrum), une duplication utérine ou vaginale, une spina-bifida et au syndrome de la moelle attachée basse [11,18]. Des cas d’agrégation familiale et des associations à un syndrome de Marfan et à une neurofibromatose de type 1 ont également été décrits faisant évoquer une origine héréditaire.
La méningocèle est plus fréquente chez la femme. Un symptôme classiquement décrit est la céphalée positionnelle, déclenchée par la défécation et les efforts de poussée qui créent une augmentation de la pression intracrânienne par compression de la méningocèle. Les autres symptômes sont en rapport avec l’effet de masse. Les complications infectieuses (méningite) sont les plus graves et surviennent lors d’une rupture de la méningocèle : rupture spontanée dans le rectum, rupture lors d’un accouchement dystocique ou de manière iatrogène, lors d’une ponction transrectale du kyste.
Les autres tumeurs
Les tumeurs neurogènes sont issues des nerfs périphériques (racines sacrées, plexus hypogastriques, etc.). Elles sont bénignes dans 9 cas sur 10. Le diagnostic est porté vers l’âge de 40 ans [11]. Elles représentent 15% des TRR dans une série Nord-américaine [5]. Les tumeurs neurogènes ont tendance à croître lentement et restent longtemps asymptomatiques.
Parmi ces tumeurs neurogènes bénignes, la plus fréquente est le schwannome (3% de la série française) [13]. La tumeur neurogène maligne la plus fréquente est le neurofibrosarcome, dont l’incidence est extrêmement faible.
Les tumeurs osseuses sont encore plus rares. Elles représentent moins de 4% des TRR [5]. Elles touchent plus souvent les hommes et sont malignes dans 70% des cas. Les tumeurs osseuses ont une croissance rapide et peuvent métastaser notamment aux poumons. La tumeur à cellules géantes est la plus fréquente des tumeurs bénignes tandis que le sarcome d’Ewing est la plus fréquente des tumeurs osseuses malignes. Dans ce cas, la biopsie préopératoire est alors utile car elle peut modifier la prise en charge (chimiothérapie éventuellement associée à une radiothérapie néoadjuvante). La chirurgie d’exérèse doit être large et complète en raison du haut risque de récidive.
Les tumeurs « diverses » représentent moins d’une TRR sur 5 [5,10]. Il s’agit principalement du léiomyome et du fibrome pour les tumeurs bénignes, et des métastases, GIST et tumeurs carcinoïdes pour les tumeurs malignes.
Sources et références
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