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Les torcheculs de Gargantua

Grandgousier, de retour des Canaries, rend visite à son fils, au chapitre XIII de Gargantua, et s’enquiert aussitôt des avancées de ce dernier en matière de propreté. Le jeune géant, alors âgé de cinq ans, s’empresse de déclarer : « j’ai par longue & curieuse expérience inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu ».

Si « Torchecul » n’est pas à proprement parler un néologisme rabelaisien, le mot étant attesté depuis la fin du XVe siècle, force est de constater qu’avec ces propos torcheculatifs d’une rigueur encyclopédique inégalée, d’une érudition ludique et bouffonne à souhait, Rabelais lui a incontestablement donné ses lettres de noblesse. La conversation entre le père et le fils est bien entendu à la mesure du gigantisme des personnages : savamment délirante et joyeusement transgressive…

Avant de parvenir au superlatif moyen de se torcher le cul, Gargantua a expérimenté de nombreux expédients qu’il transcrit dans de longues énumérations, entremêlées d’attentives considérations sur la douceur et l’efficacité respectives des uns et des autres. Au total, 58 torche-culs sont passés en revue dans un inventaire thématique, allant du vestimentaire à l’animalier en passant par le végétal, qui ne laisse pas d’échappatoire (au lecteur comme aux malheureux cobayes) : cache-nez, cache-col, bonnet, chaperon… Sauge, fenouil, aneth, marjolaine, roses, feuilles de courges, de choux, de bettes, de vigne, de guimauve… Draps, couvertures, rideaux, coussin, carpette, tapis de jeu… Foin, paille, bauduffe, bourre, laine, papier… Couvre-chef, oreiller, pantoufle, gibecière, panier… Poule, coq, poulet, peau d’un veau, lièvre, pigeon. Et même… un cormoran.

Le verbe s’enivre et Gargantua, au détour, se fend de calembours (« je rime tant & plus : & en rimant souvent m’enrime »), dresse les signifiants en cascade, qui s’appellent les uns les autres par association sonore en formant un chœur au chant évocateur (« chiart, foirart, petart… Hordous, merdous, esgous ») ; il s’adonne aux bouts rimés (« Tousjours laisse aux couillons esmorche / Qui son hord cul de papier torche ») et enchaîne avec un rondeau parfaitement maîtrisé, en pliant notamment le refrain, « rentrement » qui ouvre la première strophe et clôt les deux suivantes, aux impératifs thématiques :

« En chiant l’aultre hyer senty
La guabelle que à mon cul doibs ;
L’odeur feut aultre que cuydois :
J’en feuz du tout empuanty.

O ! Si quelc’un eust consenty
M’amener une que attendoys
En chiant !

Car je luy eusse assimenty
Son trou d’urine à mon lourdoys ;
Cependant eust avec ses doigtz
Mon trou de merde guarenty
En chiant
. »

RONDEAU

Le respect scrupuleux de la forme fixe autour d’un sujet on ne peut plus scatologique assure les effets du travestissement burlesque. « En voulez-vous davantage ? » demande Gargantua (et s’amuse Rabelais). C’est au tour du syllogisme de se dévergonder :

« Il n’est poinct besoing torcher cul, sinon qu’il y ayt ordure.
Ordure n’y peut estre, si on n’a chié ;
chier doncques nous fault davant que le cul torcher.
 »

Dans ce grand carnaval où le sérieux de l’expérimentation scientifique, rhétorique et littéraire se mêle au trivial du bas-corporel, où le rire festif prend des allures profanatoires, les ressorts comiques sont aussi assurés par les réactions paternelles. Leur enthousiasme est l’occasion d’une plaisante, et traditionnelle chez Rabelais, satire sorbonicole : « Ô dit Grangousier, que tu as bon sens, petit garçonnet. Ces premiers jours, je te ferai passer Docteur en Sorbonne, par dieu, car tu as de raison plus que d’âge. »

Epopée du « fienteur » lancé dans une quête absurde de plaisir sensuel et de perfection hygiénique, l’expérience sensible s’achève donc par une extase : celle que procure in fine le suprême torchecul, à savoir l’oison bien duveteux (pour peu, précise Gargantua, qu’on lui tienne la tête entre les jambes) : « Car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui dumet, que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au cullier & autres intestines, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau. »

Julien Rault est maître de conférences en stylistique et linguistique à l'Université de Poitiers, il est notamment l'auteur de Le Sourcil Une histoire d'humains et de poils (Complicités Ed.)

Quant à la substantifique moelle, on se gardera bien ici d’émettre quelconque hypothèse, laissant le soin à chacun d’approfondir (ou non) le sens profond, l’altior sensus comme le disait Rabelais, de ces empiriques et torcheculatives investigations.

Julien Rault est maître de conférences en stylistique et linguistique à l’Université de Poitiers, il est notamment l’auteur de Le Sourcil Une histoire d’humains et de poils (Complicités Ed.)