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Le rectum, notre troisième poumon ?

La recherche fondamentale est la clef de voûte de l’avenir de notre discipline. Cette chronique Eurêka ! prend comme point de départ un article récent de science fondamentale, quelle qu’en soit la discipline, mais entrant en résonance avec la colo-proctologie afin d’en faire émerger l’originalité que ce soit par son caractère novateur, par sa perspective, par son caractère contre-intuitif ou encore par sa démarche scientifique surprenante.

Accrochez-vous bien à votre chaise, le scoop de l’article sélectionné est décoiffant1. L’idée de ce travail est partie d’un constat déjà ébouriffant à savoir que certaines espèces de poissons, comme la loche baromètre qui figure en photo de cet article Eurêka pour les curieux, ont la capacité d’activer une respiration accessoire par le tube digestif distal en situation d’hypoxie majeure lorsque la respiration principale via les branchies n’est plus suffisante. L’épithélium de leur tube digestif observe alors des modifications permettant les échanges gazeux en extrayant l’O2 et en relâchant le CO2. Habile, et c’est pourquoi une équipe de chercheurs japonais s’est demandé si finalement les mammifères ne pourraient pas partager ce privilège de pouvoir activer cette respiration accessoire, bien que notre tube digestif ne baigne pas dans l’eau toute la journée comme nos cousins les poissons. Forts de ce constat, les chercheurs ont d’abord insufflé de l’oxygène à l’état gazeux dans le rectum de souris, et le signal de cette expérience préliminaire est qu’en situation d’hypoxie léthale, l’oxygénation par voie rectale augmente significativement la durée de survie des animaux, témoignant ainsi d’un passage effectif de l’oxygène dans l’organisme. Puis, en répétant la même expérience mais en créant en amont une abrasion mécanique de la muqueuse rectale, ils ont montré que cette oxygénation par voie rectale était améliorée évitant le décès malgré les conditions d’hypoxie léthale par voie respiratoire. L’abrasion mécanique du rectum optimise donc le passage de l’oxygène à travers de sa paroi et améliore l’efficacité de cette ventilation accessoire. La force de cette première partie expérimentale est la preuve qu’elle apporte quant à l’existence d’une respiration accessoire par voie rectale chez certains mammifères, avec un bénéfice sur l’oxygénation systémique. Le point faible est que l’abrasion mécanique nécessaire pour rendre cette ventilation efficace n’est pas physiologique et ne serait donc pas acceptable dans la perspective d’une application clinique éventuelle un jour à l’Homme. Les chercheurs ne se sont donc pas arrêtés là et ont pensé à modifier l’administration de l’oxygène à l’état gazeux vers une forme liquide qui aurait une meilleure absorption au travers de la paroi rectale permettant ainsi de surseoir à l’abrasion mécanique.

Pour en arriver à cela, ils ont mélangé de l’oxygène à une substance liquide inerte appelée perfluorodécaline (PFD) (C10H18 pour les plus chimistes) pour obtenir du PFD-O2, un liquide oxygéné. Ils ont alors placé les souris dans des boîtes hermétiques en les exposant à une hypoxie environnante majeure mais non léthale et en réalisant des lavements rectaux par PFD-O2 chez certaines. Le critère de jugement recueilli était la distance parcourue par les souris en 5 minutes, et le résultat est net : les souris recevant les lavements rectaux au PFD-O2 ont parcouru en moyenne dix fois plus de distance que les souris exposées à l’hypoxie qui n’ont pas reçu ce lavement. L’effet clinique est donc bien présent et obtenu sans aucune abrasion de la muqueuse rectale. Chez la souris cette oxygénation liquidienne par voie rectale est bien efficace et permet de lever les conséquences de l’hypoxie sur l’activité musculaire. Les mesures biologiques confirment ces constatations cliniques, à savoir une PO2 qui augmente et une PCO2 qui diminue suite à ces lavements oxygénants. Cette observation apporte une information complémentaire qui n’est pas passée inaperçue auprès des experts de la physiologie respiratoire, puisque l’effet des lavements au PFD-O2 sur la diminution de la PCO2 témoigne de l’élimination du CO2 qui traverse donc la paroi rectale dans le sens inverse de l’oxygène pour être capté par le PFD. C’est donc un vrai cycle respiratoire complet qui s’opère dans le rectum, avec des échanges gazeux dans les deux sens. Cette expérience par lavement rectal au PFD-O2 a été répétée sur un modèle porcin. Les animaux placés sous anesthésie générale étaient exposés à cette hypoxie non léthale, et la réalisation de ces lavements a permis, comme chez la souris, d’améliorer drastiquement la PO2 et la PCO2. Les auteurs de l’article nous font même part d’une disparition de la froideur des extrémités et de la disparition de la pâleur cutanée suite à cette oxygénation par voie rectale. De vrais cliniciens, ces chercheurs.

La dernière partie de cette étude visait à évaluer l’éventuelle toxicité d’un passage systémique du PFD lié aux lavements oxygénés pratiqués. Aucun élément alarmant n’a été observé : le PFD n’était pas détectable dans le sérum, ce qui signe un passage systémique a priori négligeable. Sur le plan biologique, aucune toxicité, notamment hépatique ou rénale, n’a été retrouvée, et sur l’analyse histologique réalisée sur les tissus prélevés lors de la dissection post-mortem, aucune lésion tissulaire n’a été constatée.

En conclusion, ce travail nous montre que le rectum de deux mammifères a bien cette capacité d’agir comme un poumon accessoire en situation d’hypoxie majeure, et que le poisson n’a pas l’exclusivité de cette bizarrerie. Cette étude du monde vivant souligne une fois de plus que de nombreux mystères restent à découvrir, et qu’il faut savoir regarder là où personne ne regarde. À titre personnel, n’ayant jamais vu de patient devenir hypoxique après une proctectomie, je n’aurais jamais eu l’idée d’explorer cette piste… Certains diront à juste titre que ce travail porte sur la souris et le porc, et non sur l’Homme, et il reste effectivement à prouver que le rectum humain soit bien notre poumon de secours. Néanmoins, certains chercheurs et certains médecins, comme les réanimateurs, y voient une piste de recherche sérieuse à poursuivre, et l’idée de faire un lavement pour traiter une hypoxie sévère chez des patients en échec d’une ventilation pulmonaire trotte bien dans la tête de certains. Pour l’anecdote historique, la réanimation des noyés du XVIIIème siècle reposait sur la fumigation intra-rectale c’est à dire l’insufflation intra-rectale de fumée de tabac. La marche à suivre exposée dans les traités médicaux de l’époque était la suivante : « La fumée de tabac, introduite dans les intestins, étant un des remèdes les plus nécessaires au soulagement des noyés, pour simplifier cette opération et la mettre a la portée de tout le monde, il a fallu entrer dans des détails qui seraient minutieux en toute autre circonstance, et la placer après le traitement, dont elle aurait trop coupé l’histoire, par l’étendue qu’exige la description. Voici les conditions a remplir : injecter par l’anus la fumée chaude et irritante du tabac, en écartant le dégoût que cette opération pourrait causer a l’artiste chargé de l’appliquer »2. Il aura fallu attendre le XIXème siècle pour abandonner cette pratique douteuse. Peut-être aurait-il fallu simplement l’optimiser ?

Références

  1. R. Okabe et al., Mammalian enteral ventilation ameliorates respiratory failure. Med 2, 773-783.e775 (2021). ↩︎
  2. de Villiers JF. Méthode pour rappeler les noyés à la vie, recueillie des meilleurs auteurs. Chaalons : Chez Seneuze, 1771, 1-38. ↩︎