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La gangrène de Fournier : une urgence chirurgicale trop souvent méconnue

Introduction

La gangrène de Fournier, décrite pour la première fois en 1883 par Jean-Alfred Fournier, est une forme spécifique et particulièrement agressive de fasciite nécrosante affectant le périnée. Cette nécrose extensive des fascias et du tissu sous-cutané périnénal, avec possible extension aux organes génitaux externes, à la paroi abdominale et jusqu’au rétro-péritoine constitue une urgence médico chirurgicale. Malgré les avancées en matière de réanimation, d’antibiothérapie et de techniques chirurgicales le taux de mortalité reste élevé, oscillant entre 15 et 40 % selon les séries. (1)

Épidémiologie et facteurs de risque

La gangrène de Fournier demeure une affection rare. Aux États-Unis, elle ne représenterait 0,02 % des hospitalisations, soit une moyenne de 0,6 cas par hôpital et par an. (2) Cette faible incidence rend difficile la constitution de séries robustes et limite la qualité des données disponibles dans la littérature. Toutefois, les données convergent pour souligner la prédominance masculine de cette affection, avec un sex-ratio proche de 10 pour 1. Fait notable, la mortalité semble significativement plus élevée chez les femmes, sans que les mécanismes expliquant cette disparité soient clairement élucidés.

Le patient type est un homme de plus de 50 ans présentant des comorbidités chroniques. Ainsi, dans environ 70 % des cas, les patients présentent au moins une pathologie prédisposante. Le diabète est la comorbidité la plus fréquemment retrouvée, dans environ 30 à 50 % des cas, suivi par l’obésité et l’alcoolisme chronique, présents respectivement chez 40 % et entre 25 et 50 % des patients. Toute forme d’immunodépression, qu’elle soit liée à une pathologie (VIH, cancer) ou à un traitement (chimiothérapie, immunosuppresseurs, corticothérapie), constitue également un facteur de risque important. L’utilisation d’anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) semble associée à un risque accru, probablement en raison de l’effet masquant des signes précoces d’infection.

Il est toutefois important de souligner qu’environ 30 % des patients pris en charge pour une gangrène de Fournier ne présentent aucune comorbidité identifiée. Cela implique que la gangrène de Fournier peut survenir chez des sujets jeunes, en bonne santé, rendant la vigilance clinique essentielle.

Portes d’entrée et microbiologie

L’origine de l’infection est souvent polymicrobienne, avec des bactéries aérobies et anaérobies synergiques, responsables d’une destruction tissulaire rapide. Trois grandes portes d’entrée ont été identifiées. Dans environ 21 % des cas, l’infection est d’origine ano-rectale, souvent à partir d’un abcès ou d’une fistule, parfois révélatrice d’une tumeur du rectum. L’étiologie urologique est retrouvée dans environ 19 % des cas, notamment en cas de sténose urétrale ou de cancer prostatique. D’autres foyers, dermatologiques ou traumatiques, peuvent également être impliqués dans près d’un quart des cas.

Toutefois, dans plus d’un tiers des situations, aucune porte d’entrée n’est clairement identifiée, soulignant une fois de plus la complexité de cette pathologie. (3)

Le caractère polymicrobien est rapporté dans environ 75 % des cas. Les germes les plus fréquemment retrouvés incluent des entérobactéries, des streptocoques, des staphylocoques, ainsi que des bactéries anaérobies strictes. Des formes monomicrobiennes plus rares, dites « type III », ont été décrites, notamment à Vibrio vulnificus dans certaines séries asiatiques, bien que leur fréquence globale reste faible. (4)

Présentation clinique

Le tableau clinique est souvent trompeur. Dans les premières phases, les signes peuvent être discrets, d’où un risque élevé de retard diagnostique. La douleur constitue le symptôme cardinal. Elle est souvent intense, lancinante, et apparaît rapidement comme disproportionnée par rapport aux lésions cutanées visibles. Cette dissociation entre la douleur perçue et l’aspect cutané initial doit immédiatement faire évoquer le diagnostic. À un stade plus avancé, les signes locaux deviennent plus évidents : œdème du périnée, érythème diffus sans limites nettes, crépitations sous-cutanées, bulles cutanées, coloration violacée, hypoesthésie voire anesthésie dans les zones nécrotiques.

Éléments diagnostiques

Le diagnostic repose avant tout sur la clinique. Les examens complémentaires ne doivent en aucun cas retarder la prise en charge. Néanmoins, un bilan biologique initial est nécessaire pour évaluer la gravité et orienter la prise en charge. Il comporte une numération formule sanguine, un ionogramme, une CRP, une créatininémie, un bilan d’hémostase et des hémocultures.

Le score LRINEC (Laboratory Risk Indicator for Necrotizing Fasciitis) peut être utilisé comme outil d’aide au diagnostic. Un score supérieur ou égal à 6 est évocateur, et un score supérieur à 8 est très suggestif d’une fasciite nécrosante, bien que sa sensibilité soit modeste (41 % pour un seuil à 8). (5)

Le Fournier’s Gangrene Severity Index (FGSI) est un autre score qui évalue la sévérité de la maladie à l’admission, basé sur des paramètres hémodynamiques et biologiques. Un score supérieur à 9 est associé à un taux de mortalité de 75%, mais son utilité réelle en pratique clinique reste discutée.

L’imagerie, scanner injecté abdomino-pelvien, constitue l’examen le plus performant pour identifier l’extension de l’infection, notamment vers le rétro-péritoine ou en cas de suspicion d’abcès profond. Sa sensibilité est de 94 % et sa spécificité de 77 %. (5)

Toutefois, il est impératif de ne pas retarder la prise en charge chirurgicale en cas de difficulté d’accès à l’imagerie. En pratique, le scanner est utile s’il peut être réalisé immédiatement et sans perte de temps.

Prise en charge thérapeutique

Le traitement repose sur trois piliers indissociables : une antibiothérapie à large spectre, un débridement chirurgical large et une prise en charge réanimatoire adaptée.

L’antibiothérapie probabiliste doit être initiée dès la suspicion clinique. Elle doit couvrir un large spectre de bactéries, incluant les bactéries Gram positif, Gram négatif, les anaérobies et éventuellement les germes multirésistants comme le SARM. Les schémas recommandés incluent une combinaison de pipéracilline-tazobactam ou d’un carbapénème avec la clindamycine et la vancomycine. En cas de choc septique ou de terrain particulier, l’ajout d’un aminoside (amikacine), d’un antifongique ou d’une doxycycline (notamment en cas de suspicion de Vibrio) peut être discuté. L’avis d’un infectiologue est essentiel dans tous les cas.

La chirurgie doit être réalisée en urgence, sans attendre les résultats microbiologiques ou d’imagerie. Elle consiste en un débridement extensif avec excision de tous les tissus nécrosés jusqu’au tissu sain et saignant. La mise à plat digitale des collections, le lavage abondant et le drainage sont indispensables. Une exploration soigneuse de la marge anale à la recherche de la porte d’entrée est nécessaire. Un second look chirurgical est souvent requis à 24 ou 48 heures, en raison de la progression secondaire possible de la nécrose.

Selon la topographie et l’intensité des lésions, une dérivation digestive par colostomie peut être indiquée, notamment en cas d’infection ano-rectale non contrôlée. Toutefois, il n’existe pas de données solides sur son bénéfice, et la décision est prise au cas par cas, souvent en lien avec les équipes de réanimation. (6)
De même, la dérivation urinaire, par sondage ou cystostomie, peut s’avérer nécessaire.

L’atteinte des organes génitaux externes requiert une attention particulière. Chez l’homme, une atteinte scrotale peut nécessiter une orchidectomie en cas de nécrose testiculaire. Si les testicules sont exposés, une réimplantation abdominale peut être discutée dans un objectif de protection thermique et de préservation de la fertilité. Chez la femme, l’atteinte vulvaire peut être sévère et justifie d’un avis gynécologique.

Le caisson hyperbare en oxygène a été évalué dans le traitement de la gangrène de Fournier dans l’hypothèse de détruire les germes anaérobies. Les études réalisées portent sur de petites cohortes avec des résultats discordants. (7, 8) Devant le bénéfice incertain de ce traitement, il est impératif de ne pas retarder le reste de la prise en charge notamment l’antibiothérapie et le débridement chirurgical dans l’attente d’avoir accès à un caisson hyperbare. La faible disponibilité de ce traitement le rend peu utilisable en pratique courante dans la majorité des centres recevant en urgence une gangrène de Fournier.

Pronostic et séquelles

Le pronostic vital est en jeu dès les premières heures de l’infection. La mortalité reste élevée malgré une prise en charge optimale. Une étude allemande portant sur 86 patients sur une période de 15 ans a montré une mortalité de 16 %, ce qui reste considérable. (9)

À distance, les séquelles fonctionnelles sont fréquentes. Une altération de la fonction sexuelle est rapportée dans 80 % des cas à un an, et des troubles urinaires dans 60 %. Dans la moitié des cas, les patients porteurs d’une stomie la conservent au-delà de cinq ans. Le retentissement psychologique et social est majeur, avec un isolement social durable rapporté chez un tiers des patients au-delà de cinq ans. (9)

Conclusion

La gangrène de Fournier est une pathologie rare, mais grave. Sa présentation trompeuse et son évolution rapide imposent une vigilance constante et une réactivité maximale. Le diagnostic doit être évoqué devant toute douleur périnéale inexpliquée et notamment lorsqu’elle est disproportionnée. La précocité du traitement conditionne le pronostic vital et fonctionnel. La prise en charge repose sur une étroite coordination entre les équipes de chirurgie, d’infectiologie, de réanimation. Au-delà de la survie, la qualité de vie des patients à long terme doit être anticipée et intégrée dans une stratégie de soins globale.

Références

  1. Radcliffe RS, Khan MA. Mortality associated with Fournier’s gangrene remains unchanged over 25 years. BJU Int. 2020;125(4):610-6.
  2. Sorensen MD, Krieger JN. Fournier’s Gangrene: Epidemiology and Outcomes in the General US Population. Urol Int. 2016;97(3):249-59.
  3. Eke N. Fournier’s gangrene: a review of 1726 cases. Br J Surg. 2000;87(6):718-28.
  4. Huang KF, Hung MH, Lin YS, Lu CL, Liu C, Chen CC, et al. Independent predictors of mortality for necrotizing fasciitis: a retrospective analysis in a single institution. J Trauma. 2011;71(2):467-73; discussion 73.
  5. Fernando SM, Tran A, Cheng W, Rochwerg B, Kyeremanteng K, Seely AJE, et al. Necrotizing Soft Tissue Infection: Diagnostic Accuracy of Physical Examination, Imaging, and LRINEC Score: A Systematic Review and Meta-Analysis. Ann Surg. 2019;269(1):58-65.
  6. Ortega Ferrete A, López E, Juez Sáez LD, García-Pérez JC, Ocaña J, Ballestero A, et al. Fournier’s gangrene and fecal diversion. When, in which patients, and what type should I perform? Langenbecks Arch Surg. 2023;408(1):428.
  7. Wilkinson D, Doolette D. Hyperbaric oxygen treatment and survival from necrotizing soft tissue infection. Arch Surg. 2004;139(12):1339-45.
  8. George ME, Rueth NM, Skarda DE, Chipman JG, Quickel RR, Beilman GJ. Hyperbaric oxygen does not improve outcome in patients with necrotizing soft tissue infection. Surg Infect (Larchmt). 2009;10(1):21-8.
  9. Czymek R, Kujath P, Bruch HP, Pfeiffer D, Nebrig M, Seehofer D, et al. Treatment, outcome and quality of life after Fournier’s gangrene: a multicentre study. Colorectal Dis. 2013;15(12):1529-36.