Par Léon Maggiori, service de Chirurgie Digestive, Hôpital Saint-Louis, Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (APHP), Université Paris Cité, Paris, France.
Mots clés
Maladie de Crohn, indication chirurgicale, technique chirurgicale, laparoscopie, stomie
Abstract
Les indications chirurgicales dans la maladie de Crohn (MC) ont longtemps été réservées aux formes réfractaires au traitement médical et aux formes compliquées (fistule, abcès, ou sténose). Ces dogmes sont cependant en constante évolution et la littérature récente a démontré que la chirurgie précoce des formes simples et que le traitement médical des formes compliquées pouvaient être associées à des résultats très satisfaisants.
Introduction
La maladie de Crohn (MC) est une maladie inflammatoire chronique de l’intestin, marquée par des épisodes inflammatoires non prévisibles et des périodes de rémission plus ou moins longues. L’inflammation de l’intestin, à l’origine des symptômes lors des phases aigües, peut aussi être responsable de complications (abcès, fistule, péritonite, sténose) 1. La classification de Montréal décrit ainsi trois phénotypes de MC, en fonction de la présence de ces complications :
- la forme inflammatoire non sténosante et non fistulisante, non compliquée (B1) ;
- la forme sténosante (B2) ;
- la forme fistulisante, qui regroupe les complications perforatives avec abcès, fistule et/ou péritonite (B3) 2.
Bien que la majorité des patients présentent une forme non compliquée (B1) de MC au moment du diagnostic, le risque d’apparition de complication augmente progressivement avec la durée d’évolution de la maladie. Ainsi, après 20 ans d’évolution, 88% des patients atteints de MC présenteront une forme compliquée de leur maladie, soit 18 % de formes sténosantes et 70 % de formes fistulisantes 2.
Le phénotype de la maladie a un impact majeur sur la stratégie thérapeutique dans la MC. Pendant longtemps, il a ainsi été considéré que les patients porteurs d’une MC non compliquée (B1) devaient être traités initialement de façon strictement médicale, dans le but d’arrêter ou d’atténuer l’évolution des lésions intestinales progressives, la chirurgie étant réservée aux formes réfractaires. A l’inverse, la chirurgie est le plus souvent considérée comme le traitement de choix des formes compliquée B2 et B3.
Plusieurs publications récentes ont cependant bousculé ces dogmes. En effet, certaines études remettent en cause le traitement médical premier des formes B1 (non compliquées), en proposant une prise en charge chirurgicale précoce, avec des résultats particulièrement satisfaisants 3, 4. De la même façon, plusieurs études ont rapporté d’excellents résultats du traitement médical pour les formes compliquées (B2 ou B3), permettant d’éviter une intervention chirurgicale 5, 6. La stratégie thérapeutique dans la MC est ainsi probablement à l’aube d’un changement de paradigme majeur.
Indications de la chirurgie
Maladie de Crohn B1 (non fistulisante, non sténosante)
La MC de forme B1 représente 80% des patients au moment du diagnostic 7. Dans cette indication, l’objectif du traitement médical est de modifier l’évolution de la maladie en retardant l’apparition de lésions intestinales, afin d’éviter l‘apparition de symptômes invalidants, les hospitalisations, et la nécessité de chirurgie 8. Ce rationnel de l’approche médicale première est renforcé par l’idée que, chez ces patients atteints d’une forme précoce de MC, le taux de réponse au traitement médical est le meilleur 9. Depuis, l’avènement des biothérapies, et en particulier des anti-TNF, de nombreuses molécules ont été développées (anti α4β7, anti-interleukine 23, anti-interleukine 12, anti-Jak,…), permettant encore une augmentation de la probabilité de réponse au traitement médical. De nombreuses études de cohortes observationnelles ont ainsi mis en évidence une baisse significative de recours à la chirurgie dans la MC au cours des deux dernières décennies, depuis l’avènement des biothérapies 10. Cette approche médicale première des formes B1 reste actuellement la référence, comme le soulignent les dernières recommandations ECCO, et la chirurgie n’est discutée que chez les patients réfractaires 11. Cette stratégie purement médicale présente toutefois plusieurs désavantages théoriques :
- Elle nécessite un traitement médical au long cours qui est le plus souvent administré par voie sous-cutanée ou intra-veineuse, au cours d’une brève hospitalisation de jour ;
- Il existe un probabilité significative un risque de non-résolution complète des symptômes ;
- Les traitements immuno-modulateurs et immo-suppresseurs sont associés à des effets secondaires, un risque d’infection opportuniste, et un risque oncogénique à long terme, qui peuvent être graves ;
- Les patients sont exposés à un risque de perte d’efficacité avec le temps. L’ensemble de ces points peut avoir un impact significatif sur la qualité de vie des malades.
Cependant, l’essai randomisé multicentrique (L!RIC) a récemment rapporté qu’une stratégie chirurgicale précoce chez ces malades avec forme B1 de MC pourrait être associée à des résultats satisfaisants. Dans cet essai, 73 patients atteints de MC iléale terminale non compliquée, naïfs de biothérapie, avec une inflammation intéressant moins de 40 cm de segment digestif, étaient randomisés entre un traitement chirurgical et un anti-TNF (Adalimumab). Le critère de jugement principal était la qualité de vie à 1 an et les auteurs ne retrouvaient aucune différence entre les 2 groupes, suggérant ainsi que la chirurgie précoce dans cette indication pourrait être une option tout à fait satisfaisante 3. De plus, les résultats à long terme de cette étude (63,5 mois) montraient que parmi les patients opérés d’emblée, seuls 26% nécessitaient un traitement post-opératoire par anti-TNF alors, qu’à l’inverse, près de la moitié (46%) des patients initialement traités par anti-TNF devaient finalement être opérés au cours du suivi. Ces résultats ont été appuyés par une étude de cohorte danoise qui comparait les patients opérés précocement aux patients traités par anti-TNF, qui rapportait des résultats similaires 12.
Cette stratégie de traitement chirurgical précoce pour les patients porteurs d’une MC non compliquée est aussi discutée aujourd’hui compte tenu des progrès majeurs de la prise en charge chirurgicale. Si la chirurgie de la MC à longtemps eu « mauvaise presse », ses résultats sont aujourd’hui parfaitement contrôlés et satisfaisants. L’avènement des stratégies d’optimisation pré-opératoire, de chirurgie mini-invasive, et de réhabilitation post-opératoire améliorée après chirurgie a permis une nette amélioration de l’impact de la chirurgie sur la qualité de vie des patients, aboutissant des résultats très satisfaisants dans une étude de cohorte française récente, rapportant un taux de laparoscopie de plus de 70%, la réalisation d’une stomie temporaire dans moins de 10% des cas, une mortalité nulle et une morbidité inférieure à 30% 13. Enfin, les patients opérés précocement d’une maladie B1 représentent un sous-groupe de patients particulièrement peu exposés au risque de stomie et de complications postopératoires.
La stratégie de traitement chirurgical précoce pour les patients porteurs d’une MC non compliquée est donc une alternative probablement satisfaisante au traitement par biothérapie. Elle peut donc être discutée au cas par cas en RCP et doit idéalement faire l’objet d’un processus de décision médicale partagée.
Forme compliquée B2 (sténosante) ou B3 (fistulisante)
A l’opposé des formes non compliquées (B1), la chirurgie a longtemps été considérée comme le traitement standard pour les patients souffrant d’une complication sténosante (B2) ou fistulisante (B3) de la MC. En effet, les thérapeutiques médicamenteuses étaient considérées comme peu efficaces voire contre-indiquées dans cette indication, compte tenu du risque septique lié à l’immosuppression induite.
Ce concept a cependant récemment été battu en brèche. En effet, des études prospectives récentes ont suggéré que la MC compliquée pouvait être traitée médicalement de façon tout à fait satisfaisante chez des patients sélectionnés. En ce qui concerne les formes sténosantes (B2), l’étude multicentrique française CREOLE a inclus 98 patients avec MC iléale compliquée d’une sténose symptomatique et traités par adalimumab (anti-TNF). Ses résultats étaient particulièrement séduisants puisque le taux de succès à 6 mois du traitement médical (défini par l’absence de corticothérapie, de dilatation endoscopique, ou de chirurgie) atteignait 64% 5. Les auteurs ont de plus identifié les facteurs prédictifs de succès du traitement médical, combinant des caractéristiques cliniques et radiologiques sur l’entéro IRM. L’identification de ces facteurs a permis l’élaboration d’un score pronostique simple pour aider les cliniciens à prédire la réponse au traitement médical et ainsi éviter potentiellement la chirurgie. L’efficacité des anti-TNF dans la forme sténosante (B2) de la MC a été confirmée par un essai contrôlé randomisé australien, qui a montré une amélioration du score des symptômes obstructifs chez 74 % des 77 patients inclus et traités par adalimumab (en monothérapie ou en combinaison avec une thiopurine 14.
Dans la MC fistulisante (forme B3), l’efficacité d’un traitement médical premier par anti-TNF a également été étudiée dans une cohorte prospective française de patients bio-naïfs présentant un abcès intra-abdominal qui s’est résorbé avec des antibiotiques, avec ou sans drainage radiologique, l’étude MICA 6. Non seulement le traitement par l’adalimumab était réalisable et évitait la chirurgie chez 74 % des patients sur un suivi de 24 semaines, mais le suivi à long terme sur 104 semaines confirmait ces excellents résultats, puisque 71 % des patients n’ont pas eu besoin de traitement chirurgical. La limite majeure de cette stratégie était que le seul facteur pronostic d’échec du traitement médical était la nécessité d’un drainage radiologique de l’abcès, pourtant très souvent nécessaire en pratique clinique.
Cette option de traiter médicalement certains patients sélectionnés porteurs d’une MC compliquée est aussi potentiellement intéressante puisqu’il est bien montré que la chirurgie est plus à risque chez ces patients, par rapport aux patients avec forme non compliquée. En effet, la forme sténosante est fréquemment associée à des difficultés d’alimentation qui peuvent être à l’origine d’une dénutrition préopératoire, elle-même a l’origine d’une augmentation du risque de complications postopératoires et de stomie temporaire 13. De la même façon, la forme fistulisante est, elle aussi, à risque vis-à-vis la chirurgie puisqu’elle est associée à un risque augmenté de stomie temporaire et de complications postopératoires 13. De multiples stratégies de réhabilitation préopératoire ont été décrites pour compenser ce sur-risque chirurgical des formes compliquées (support nutritionnel préopératoire, drainage radiologique des abcès, etc…) mais ces stratégies ne sont pas toujours facilement applicables en pratique quotidienne 15.
Au total, si la chirurgie reste la prise en charge standard des patients porteurs d’une MC compliquée 11, un traitement médical premier peut donc être proposé chez certains patients sélectionnés 11.
Conclusion
La stratégie médico-chirurgicale de prise en charge de la MC est en constante évolution. La chirurgie doit être considérée comme une option thérapeutique valable pour les malades porteurs d’une MC compliquée mais aussi en situation précoce, pour des malades avec MC strictement inflammatoire. La stratégie thérapeutique doit être discutée au cas par cas en réunion de concertation pluridisciplinaire et, idéalement, dans le cadre d’un processus de décision partagée impliquant le patient.
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