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Fluoroquinolones et Crohn, un risque inutile ?

Fluoroquinolones et maladie de Crohn : une prescription à double tranchant dans les suppurations anales

Les lésions anopérinéales de la maladie de Crohn ont une incidence élevée et sont de mauvais pronostic. L’arsenal thérapeutique actuel pour les fistules anales dans la maladie de Crohn reste limité. Les antibiotiques sont souvent utilisés dans le traitement de première intention des suppurations anopérinéales de Crohn. En pratique, des antibiotiques ayant une couverture anti-Bacilles Gram négatifs et anti anaérobies sont habituellement prescrits pour encadrer le geste chirurgical.

Le métronidazole et la ciprofloxacine sont les deux antibiotiques les plus couramment prescrits avec un petit bénéfice supplémentaire en faveur de la ciprofloxacine dans une étude randomisée comparant ces deux antibiotiques (1).

La ciprofloxacine appartient à la classe des fluoroquinolones (bactéricides rapides, concentration-dépendants, à spectre antibactérien large et très bonne biodisponibilité orale).

Cependant, il existe ces dernières années des préoccupations concernant les effets indésirables potentiellement graves des fluoroquinolones notamment le risque de survenue d’anévrisme et de dissection aortique. L’ANSM a actualisé à cet effet le 10 janvier 2023 son dossier sur les fluoroquinolones et réitère la recommandation de ne réserver ces antibiotiques qu’aux infections bactériennes sévères pour lesquelles l’utilisation d’une fluoroquinolone est indispensable faute d’alternative avec un autre antibiotique (2).

1. Fluoroquinolones : Risques de prescription

(Source : Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique)

Les fluoroquinolones peuvent entraîner des effets indésirables graves, invalidants, durables et potentiellement irréversibles. Ces effets sont plus fréquents et/ou plus sévères chez les personnes âgées ou souffrant d’une insuffisance rénale, mais peuvent également survenir chez des sujets jeunes.

  • Les fluoroquinolones diffusent et se fixent au niveau de la matrice de collagène de nombreux tissus ce qui entraine une diminution de la prolifération de certaines cellules et peut causer une toxicité.
    Tendinopathie : risque 2 à 4 fois plus élevé de tendinopathie aigue (3). Le tendon d’Achille est le plus souvent affecté. Les facteurs de risque identifiés sont l’âge (65 ans et plus) et la prise concomitante de glucocorticoïdes. Dans la majorité des cas (90%), l’évolution est favorable après l’arrêt du traitement. Cependant, des séquelles à long terme sont décrites chez près de 10% des patients.
    Anévrisme et dissection aortique : risque 2,4 fois plus élevé de développer un anévrisme ou une dissection aortique dans les 30 jours suivant l’exposition à une fluoroquinolone par rapport à une autre antibiotique de référence (amoxicilline) (4). Les facteurs prédisposants comprennent les antécédents familiaux d’anévrisme, la préexistence d’un anévrisme ou d’une dissection aortique, le syndrome de Marfan, le syndrome vasculaire d’Ehlers-Danlos, l’artérite de Takayasu, la maladie de Horton, la maladie de Behçet, l’hypertension artérielle et l’athérosclérose.
  • Les fluoroquinolones ont un tropisme cardiaque et bloquent les canaux ioniques au niveau des cardiomyocytes.
    Troubles du rythme cardiaque : allongement du QT et risque de torsade de pointe. Le risque est très faible (estimé à 1,6 cas d’arythmie grave pour 10.000 patients exposés) mais potentiellement létal (5).
  • Les fluoroquinolones diffusent dans le système nerveux périphérique et central.
    Neuropathie périphérique et syndrome du canal carpien : ces symptômes restent rares. Les facteurs de risques sont l’obésité, l’amylose et l’alcoolisme.
    Troubles neuropsychiatriques : tel que l’anxiété, euphorie, confusion, cauchemar, dépression, convulsion.
  • D’autre part, l’utilisation de ces antibiotiques à large spectre augmente le risque de résistance aux antibiotiques et pourrait avoir un effet sur l’équilibre du microbiote intestinal.

D’après les directives actuelles de la HAS, l’utilisation des fluoroquinolones est limitée aux cas d’infections sévères et elles ne doivent plus être prescrites en probabiliste (sauf dans le contexte de pyélonéphrite ou de prostatite aiguë, en attendant les résultats de l’antibiogramme).

2. Fluoroquinolones : indications dans les suppurations anales chez les patients atteints de la maladie de Crohn

Les antibiotiques ne sont pas suffisants pour traiter un abcès anal. La première étape du traitement est chirurgicale. De plus, il n’existe pas d’étude randomisée évaluant spécifiquement l’efficacité des antibiotiques dans le traitement des fistules anales à la phase aiguë.

Après le drainage chirurgical, il est recommandé en pratique de combiner une antibiothérapie avec le traitement immunomodulateur pour de meilleurs résultats (6, 7). L’objectif global du traitement est de réduire le risque de récidive d’abcès, de minimiser les interventions chirurgicales supplémentaires et de favoriser la guérison des fistules.

Trois études ont évalué l’efficacité des antibiotiques en complément d’un traitement anti-TNF dans la maladie de Crohn périnéale (8–10).

Deux de ces études étaient des essais contrôlés randomisés, conçus spécifiquement pour évaluer l’efficacité des antibiotiques en complément d’un traitement anti-TNF pour les fistules anales de Crohn (8, 10). Tous les patients ont reçu de l’infliximab (10) ou de l’adalimumab (8) et ont été randomisés pour recevoir soit de la ciprofloxacine 500 mg deux fois par jour, soit un placebo pendant 12 semaines, après quoi seul le traitement anti-TNF a été poursuivi.

L’étude menée par Dewint et al. a montré que l’association de la ciprofloxacine avec l’adalimumab pendant 12 semaines doublait le taux de réponse clinique complète par rapport au placebo (65% contre 33%, p = 0,009). Cependant, cet avantage disparaissait après l’arrêt de l’antibiotique (8).

L’autre étude menée par West et al. a montré que les patients recevant la ciprofloxacine en association avec l’infliximab semblaient avoir une réponse clinique plus élevée à la semaine 18 que les patients recevant uniquement l’infliximab (73% contre 39%, p = 0,12). Cependant, cette différence n’était pas statistiquement significative (10).

La troisième étude était une analyse post hoc de l’étude CHARM (Crohn’s Trial of the Fully Human Antibody Adalimumab for Remission Maintenance). Aucune différence n’a été observée dans la cicatrisation des fistules à la semaine 56 lorsque le traitement anti-TNF était combiné à des antibiotiques (27 % contre 33 %) (9).

3. Une prescription à double tranchant…

En résumé, bien que l’ajout d’antibiotiques à une thérapie anti-TNF puisse parfois améliorer la réponse clinique initiale dans le traitement des fistules anales de la maladie de Crohn, il n’y a pas suffisamment d’arguments pour recommander cette approche de manière systématique. De plus, seuls des traitements prolongés sur 12 semaines ont été évalués, et aucun argument n’est disponible pour des durées plus courtes.

D’après ces études, la prescription de fluoroquinolones dans le cadre des suppurations anales de la maladie de Crohn est considérée comme une approche probabiliste, avec un impact à long terme non démontré et qui expose le patient à des risques potentiellement graves, remettant ainsi en question la validité de cette stratégie thérapeutique.

Il pourrait être envisagé d’utiliser le métronidazole à une dose quotidienne de 750 à 1000 mg comme solution de remplacement aux fluoroquinolones en se basant sur quelques études suggérant son efficacité (11, 12). Néanmoins, il est important de limiter sa durée de prescription à 3 semaines pour éviter la neurotoxicité liée à une exposition prolongée.

Conclusion

Bien que les suppurations anales soient fréquentes chez les patients atteints de la maladie de Crohn, les études actuelles ne fournissent pas suffisamment de preuves sur l’efficacité des fluoroquinolones dans ce contexte. Étant donné les risques potentiels graves associés à ces traitements, il est important de prendre en compte ces facteurs. Il est également essentiel d’envisager des alternatives thérapeutiques qui offrent des avantages thérapeutiques tout en minimisant les effets indésirables et les problèmes de résistance aux antibiotiques.

Cependant, il convient de noter que les fluoroquinolones restent recommandées pour le traitement des complications septiques sévères. Il est impératif d’informer le patient des mesures à prendre en cas d’effets secondaires graves.

Références

  1. Thia KT, Mahadevan U, Feagan BG, Wong C, Cockeram A, Bitton A, et al. Ciprofloxacin or metronidazole for the treatment of perianal fistulas in patients with Crohnʼs disease: A randomized, double-blind, placebo-controlled pilot study: Inflamm Bowel Dis. janv 2009;15(1):17‑24.
  2. Actualité – L’ANSM publie un dossier thématique sur les antibiotiques fluoroquinolones – ANSM. Accessed February 3, 2023.
  3. Alves C, Mendes D, Marques FB. Fluoroquinolones and the risk of tendon injury: a systematic review and meta-analysis. Eur J Clin Pharmacol. oct 2019;75(10):1431‑43.
  4. Maumus-Robert S, Bérard X, Mansiaux Y, Tubert-Bitter P, Debette S, Pariente A. Short-Term Risk of Aortoiliac Aneurysm or Dissection Associated With Fluoroquinolone Use. J Am Coll Cardiol. févr 2019;73(7):875‑7.
  5. Briasoulis A, Agarwal V, Pierce WJ. QT Prolongation and Torsade de Pointes Induced by Fluoroquinolones: Infrequent Side Effects from Commonly Used Medications. Cardiology. 2011;120(2):103‑10.
  6. Tandon P, Rhee GG, Schwartz D, McCurdy JD. Strategies to Optimize Anti-tumor Necrosis Factor Therapy for Perianal Fistulizing Crohn’s Disease: A Systematic Review. Dig Dis Sci. nov 2019;64(11):3066‑77.
  7. Dejaco C, Harrer M, Waldhoer T, Miehsler W, Vogelsang H, Reinisch W. Antibiotics and azathioprine for the treatment of perianal fistulas in Crohn’s disease: Treatment for Perianal Crohn’s Disease. Aliment Pharmacol Ther. déc 2003;18(11‑12):1113‑20.
  8. Dewint P, Hansen BE, Verhey E, Oldenburg B, Hommes DW, et al. Adalimumab combined with ciprofloxacin is superior to adalimumab monotherapy in perianal fistula closure in Crohn’s disease: a randomised, double-blind, placebo controlled trial (ADAFI). Gut. févr 2014;63(2):292‑9.
  9. Colombel JF, Schwartz DA, Sandborn WJ, Kamm MA, D’Haens G, Rutgeerts P, et al. Adalimumab for the treatment of fistulas in patients with Crohn’s disease. Gut. 1 juill 2009;58(7):940‑8.
  10. West RL, Van Der Woude CJ, Hansen BE, Felt-Bersma RJF, Van Tilburg AJP, Drapers JAG, et al. Clinical and endosonographic effect of ciprofloxacin on the treatment of perianal fistulae in Crohn’s disease with infliximab: a double-blind placebo-controlled study: Ciprofloxacin plus Infliximab in Perianal Fistulae. Aliment Pharmacol Ther. déc 2004;20(11‑12):1329‑36.
  11. Ursing B, Kamme C. Metronidazole for Crohn’s Disease. The Lancet. avr 1975;305(7910):775‑7.
  12. Bernstein LH, Frank MS, Brandt LJ, Boley SJ. Healing of perineal Crohn’s disease with metronidazole. Gastroenterology. août 1980;79(2):357‑65.