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Chirurgie proctologique chez le sujet âgé – 1/2

Dr Najima Bouta, gastro-entérologue-proctologue, Polyclinique Montréal, Carcassonne
Dr Chokri Boubakri, interniste-gériatre, Clinique Le Melezet, Montpellier

Introduction

Le vieillissement de la population est une réalité incontournable : en France, les patients âgés de 65 ans et plus représenteront près de 25 % de la population en 2030. La chirurgie proctologique chez le sujet âgé devient ainsi une situation de plus en plus fréquente en pratique courante.

Cette population présente des spécificités qu’il convient d’intégrer : polymédication, anticoagulation fréquente, tolérance réduite aux antalgiques, risque de complications. Le choix de la technique chirurgicale et la gestion du péri-opératoire doivent être adaptés.

Ce dossier thématique propose une synthèse pratique des données récentes et des recommandations, appliquées à la chirurgie proctologique du sujet âgé.

Définitions et problématiques

Le patient gériatrique est généralement défini comme une personne âgée de plus de 65 ans selon la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé. Cependant, cette définition ne tient pas compte des comorbidités et des syndromes gériatriques. En effet, les personnes âgées ne représentent pas un groupe homogène et il convient de les classer en fonction de critères de fragilité et du niveau d’autonomie fonctionnelle.

Le choc démographique et la proportion de personnes âgées accueillies dans les établissements de santé, ne disposant pas toujours d’unités péri-opératoires gériatriques, doivent inciter tout le corps médical à anticiper la survenue des complications, notamment en post-opératoire sans signe immédiat.

L’acte chirurgical, quelle que soit sa nature, représente une situation d’agression pour la personne âgée et risque de précipiter l’apparition d’une cascade de syndromes gériatriques. Ainsi, il requiert une prise en charge multidisciplinaire (gériatre – anesthésiste – chirurgien). Une évaluation gériatrique standardisée, en consultation ou idéalement en hôpital de jour, devrait faire partie du bilan préopératoire quel que soit son niveau de fragilité ou de dépendance de toute personne âgée, devant subir un geste chirurgical. Cette évaluation inclut un dépistage nutritionnel simple, tel que la mini-MNA, ainsi qu’une estimation de l’autonomie fonctionnelle (ADL, IADL), des fonctions cognitives (MMS, test de l’horloge) et de l’espérance de vie. Par ailleurs, il est essentiel de récupérer l’ordonnance détaillée de tous les traitements en cours (attention aux ordonnances des spécialistes), afin d’anticiper l’iatrogénie.

Cette étape permet de sélectionner les patients âgés chez lesquels une procédure invasive peut être envisagée, et de dépister les syndromes gériatriques jusque-là non diagnostiqués et pouvant être démasqués par l’anesthésie, la douleur post-opératoire ou les effets secondaires des antalgiques.

Un bilan biologique comportant : un bilan d’hémostase, un groupe sanguin, une numération formule sanguine, un dosage de la créatinine ainsi que de la clairance, et un dosage de l’albuminémie, est à réaliser en préopératoire.

La gestion des traitements anticoagulants et antiagrégants plaquettaires pendant la période périopératoire pose un vrai problème, avec une fréquence accrue d’événements indésirables associés aux soins (EIAS), liée en grande partie à un défaut de coordination entre les professionnels de santé et à une mauvaise information des patients.

La Haute Autorité de Santé a émis en juillet 2024 un flash sécurité patient concernant la gestion périopératoire des anticoagulants, en partant de quelques exemples de pratique courante, le but étant de sensibiliser les professionnels au risque d’accident hémorragique versus thrombo-embolique pendant cette période.

Chez la personne âgée avec troubles neurocognitifs et/ou sensoriels, il convient de confier l’administration des médicaments à un proche ou une infirmière à domicile, et de retirer les traitements dès l’entrée dans l’établissement de santé.

Prévention de l’iatrogénie : Anticoagulation et antiagrégation

L’âge est reconnu comme un facteur de risque indépendant de maladie thromboembolique veineuse, mais également de complication hémorragique ; le bénéfice-risque de l’anticoagulation est à étudier au cas par cas en fonction des comorbidités et des antécédents thromboemboliques ou hémorragiques.

La chirurgie proctologique, notamment la chirurgie hémorroïdaire est l’une des rares interventions exposant à un risque élevé de saignement secondaire lié à la chute d’escarre (environ 5 % et jusqu’à 30 % en cas de traitement anticoagulant (1)). Ce risque tardif et imprévisible rend la gestion périopératoire complexe, en particulier chez les patients âgés souvent sous antithrombotiques (AAP, AVK, HBPM, AOD).

Une enquête menée en 2023 par le Dr Charlotte Favreau-Weltzer pour la SNFCP a mis en évidence une grande hétérogénéité dans la gestion des anticoagulants en chirurgie proctologique : 70 % des praticiens prennent eux-mêmes les décisions thérapeutiques, et près de la moitié consultent le cardiologue. La majorité (66 %) hospitalise les patients sous anticoagulants, bien que le risque hémorragique soit maximal entre J7 et J10 et 67 % prescrivent des AINS en postopératoire malgré les risques. Enfin, 43 % privilégient des techniques mini-invasives, notamment en chirurgie hémorroïdaire, sans réel impact positif sur le risque hémorragique et exposant à un risque de récidive.

Il est essentiel de travailler en étroite collaboration avec le médecin traitant, le gériatre et le cardiologue ou le médecin vasculaire.

Anti agrégation plaquettaire : différer ou adapter

En cas de traitement par aspirine en monothérapie, la poursuite du traitement est autorisée.

Les choses se complexifient avec la double antiagrégation (clopidogrel, ticagrelor, prasugrel).

Dans les situations de double AAP avec risque thrombotique majeur — syndrome coronaire aigu de moins de 12 mois, stent actif < 6 mois, AVC ou AIT récent < 6 mois —, il faut différer l’intervention (hors urgence type abcès), idéalement jusqu’à la fin de la période recommandée de bithérapie, soit 12 mois en pratique. Dans ce contexte, la radiologie interventionnelle, et notamment l’embolisation des artères hémorroïdaires, représente une alternative à la chirurgie hémorroïdaire à connaître en cas de rectorragies. Bien que peu répandue, cette option, documentée dans la littérature (2), peut être discutée chez les patients inopérables ou à haut risque hémorragique, malgré une efficacité en pratique variable.

Si, malgré tout, une interruption est décidée, elle devra respecter les délais suivants : Clopidogrel et ticagrelor : arrêt à J–5 ; Prasugrel : arrêt à J–7. L’aspirine, elle, est maintenue en monothérapie. L’arrêt du traitement antiagrégant plaquettaire doit être soumis à l’avis du cardiologue, notamment en cas de présence de stent. La reprise de la double antiagrégation devra être la plus précoce possible (généralement 48 heures après le geste), en étroite coordination entre proctologue et cardiologue.

Dans les situations à faible risque thrombotique et sous monoantiagrégation par clopidogrel, l’arrêt est réalisé à J–5 avec relais par aspirine. La reprise différée du clopidogrel à J+30 permet de couvrir la période critique de chute d’escarre.

À noter : l’incision d’un abcès anal peut être réalisée sous clopidogrel (1).

Anticoagulants oraux directs (AOD) : encadrer mais aussi parfois relayer

Concernant les AOD (situation la plus fréquente), les recommandations générales du GIHP (2024) (3) préconisent l’interruption des AOD 48 heures minimum avant l’intervention (J-3 pour les -xabans, J-4 ou J-5 pour le dabigatran si clairance < 50 ml/min), et leur reprise entre 24 et 72 heures après le geste, une fois l’hémostase obtenue (« Guide de bon usage des anticoagulants – OMéDIT Normandie », daté du 26 septembre 2022).  Des antidotes spécifiques existent : Praxbind® pour le dabigatran et Andexanet® (AMM conditionnelle : usage intra hospitalier strict) pour le rivaroxaban et l’apixaban. Des dosages spécifiques (anti-Xa pour le rivaroxaban et l’apixaban, anti-IIa pour le dabigatran) peuvent être utiles en cas d’hémorragie postopératoire (éliminer surdosage), mais restent sans indication en dehors de ce contexte.

Cependant, cette stratégie “classique” d’arrêt simple et reprise rapide, bien que théoriquement sécurisée, ne tient pas pleinement compte des spécificités de la chirurgie hémorroïdaire.

Une étude rétrospective (4) a mis en évidence une augmentation significative du risque hémorragique après chirurgie hémorroïdaire chez les patients sous AOD. Dans cette cohorte, 66 % des patients avaient reçu un relais par HBPM, ce qui majore classiquement le risque hémorragique (5).

À l’opposé, une étude prospective (JAMA, 2019) (6) a rapporté des taux d’hémorragie postopératoire très faibles (< 2 %) lorsque les AOD étaient interrompus 48 h avant et repris entre J+1 et J+3, sans relais. Le risque thromboembolique restait faible (< 1 %). Ce schéma semble acceptable pour des chirurgies digestives à risque intermédiaire, comme défini par la SFAR, mais sans distinction spécifique pour la proctologie.

Or, une étude prospective bi-centrique (7), menée spécifiquement en chirurgie hémorroïdaire, montre que le risque de saignement secondaire est significatif : 24 % d’hémorragies nécessitant une hospitalisation, survenant entre J6 et J16 (médiane J10). Le risque était fortement augmenté en cas de reprise des AOD avant J15 (33 % vs 8 %). Le relais par HBPM à dose curative semblait associé à un risque hémorragique plus élevé que le relais à dose préventive (41 % vs 29 %, NS). Chez les patients à faible risque thromboembolique, une reprise tardive des AOD (> J15) ou un relais à dose préventive semble limiter les complications.

AOD ou HBPM ? Un débat de terrain plus que de données. Malgré un risque hémorragique globalement équivalent entre AOD et HBPM à dose efficace (~30 %), le recours à une HBPM reste fréquent dans la pratique, car elle est jugée plus “maîtrisable” en cas de complication.

Quelle que soit la stratégie retenue, il est indispensable de discuter chaque cas avec le cardiologue et le gériatre. L’objectif est de :

  • Réévaluer l’indication de l’anticoagulation,
  • Déterminer la possibilité d’une suspension temporaire ou d’un relais à dose préventive,
  • Estimer la durée réelle du risque hémorragique (2 à 3 semaines en chirurgie hémorroïdaire).

AVK et chirurgie proctologique : scénario à éviter

Chez les patients sous AVK et à haut risque thromboembolique (valve mécanique, ACFA emboligène, maladie thromboembolique veineuse récente < 3 mois ou récidivante), l’anticoagulation ne peut être interrompue, un arrêt est envisagé 5 jours avant le geste avec relais par héparine (3).

Un contrôle de l’INR sera à réaliser la veille de l’intervention avec un objectif < 1, 5.

Dans tous les cas, ce relais expose à un risque hémorragique majeur et devrait, autant que possible, être évité en chirurgie proctologique (8).  L’embolisation des artères hémorroïdaires est une alternative à envisager dans cette situation (2).

Pour les autres patients sous AVK, une simple interruption péri opératoire (INR<3 le jour de l’intervention) et une reprise à J0 (recommandations SFED anticoagulants en endoscopie) pourrait exposer à un risque hémorragique moindre qu’un relais par HBPM à dose curative en postopératoire.

Les gestes proctologiques, même chirurgicaux, ne sont pas concernés par les recommandations sur la prévention de l’endocardite infectieuse, y compris en cas de prothèse valvulaire. L’événement reste rare, bien que possiblement sous-déclaré. Il existe des situations à haut risque (chirurgie et traitement instrumental) où une antibioprophylaxie peut être discutée. Là encore, un avis cardiologique est recommandé afin de définir la stratégie adaptée au profil du patient.

Prévention de la maladie thromboembolique veineuse

La thromboprophylaxie postopératoire n’est pas indiquée de façon systématique, car il s’agit d’une chirurgie à risque thromboembolique faible (3).

Si une thromboprophylaxie veineuse est indiquée pour un autre motif, elle peut être assurée par une héparine de bas poids moléculaire à débuter au moins 6 heures après l’intervention (3). On diffèrera la chirurgie (hors urgence) en cas d’événement thromboembolique veineux < 3 mois.

En cas de complication postopératoire (telle qu’un alitement prolongé lié à une infection pulmonaire, par exemple), la mise en place d’un traitement prophylactique par HBPM peut être envisagée.

Tableau de synthèse – Gestion des traitements antithrombotiques en chirurgie hémorroïdaire

TraitementContexte cliniqueAvant la chirurgieAprès la chirurgieCommentaires
Aspirine seuleTout risquePoursuite autoriséePoursuite autorisée 
Clopidogrel / Ticagrelor / PrasugrelDouble AAP + haut risque thrombotique (SCA <12 mois, stent <6 mois, AVC/AIT <6 mois)Différer le geste si possible
Sinon arrêt avec accord cardiologue J–5 (clopidogrel/ticagrelor), J–7 (prasugrel)
Maintien aspirine
  —     Reprise précoce (en général 48h)Alternative possible : Embolisation
Clopidogrel seulRisque thrombotique faible (ex. AOMI stable)Arrêt à J–5, relais par aspirineReprise à J+30Couvre la période de chute d’escarre
AOD (Apixaban, Rivaroxaban, Dabigatran)ACFA non valvulaire, MTEVDernière prise à J–3 pour les -xabans   J-4 pour dabigatran
(J–5 si clairance 30–49 ml/min)
Reprise > J+15 ou HBPM préventive ? Décision au cas par cas, avis cardio recommandé.    Risque hémorragique similaire AOD/HBPM mais relais souvent préféré pour sa gestion plus simple en cas de complication
AVK Previscan (Fluindione) Coumadine (Warfarine) Sintron (Acénocoumarol)Risque thromboembolique élevé (ex. valve mécanique)  Arrêt à J–5, relais par HNF IVSE ou HBPM biquotidienne
INR <1,5 avant le geste
Reprise AVK le soir même, relais héparine jusqu’à INR cibleÀ éviter si possible ; privilégier alternatives (embolisation)

Bibliographie

1.         Pigot F, Juguet F, Bouchard D, Castinel A, Vove JP. Prospective survey of secondary bleeding following anorectal surgery in a consecutive series of 1,269 patients. Clinics and Research in Hepatology and Gastroenterology. janv 2011;35(1):41‑7.

2.         Tradi F, Mege D, Louis G, Bartoli JM, Sielezneff I, Vidal V. Emborrhoïd : traitement des hémorroïdes par embolisation des artères rectales. La Presse Médicale. avr 2019;48(4):454‑9.

3.         Godier A, Lasne D, Pernod G, Blais N, Bonhomme F, Bounes F, et al. Prevention of perioperative venous thromboembolism: 2024 guidelines from the French Working Group on Perioperative Haemostasis (GIHP) developed in collaboration with the French Society of Anaesthesia and Intensive Care Medicine (SFAR), the French Society of Thrombosis and Haemostasis (SFTH) and the French Society of Vascular Medicine (SFMV) and endorsed by the French Society of Digestive Surgery (SFCD), the French Society of Pharmacology and Therapeutics (SFPT) and INNOVTE (Investigation Network On Venous ThromboEmbolism) network. Anaesth Crit Care Pain Med. 22 oct 2024;101446.

4.         Martin G, Chatellier G, Beaussier H, De Parades V. Hémorragies postopératoires en chirurgie proctologique : rares mais potentiellement sévères. Journal de Chirurgie Viscérale. déc 2021;158(6):506‑12.

5.         Pigot F, Juguet F, Bouchard D, Castinel A. Do we have to stop anticoagulant and platelet‐inhibitor treatments during proctological surgery? Colorectal Disease. déc 2012;14(12):1516‑20.

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7.         pigot_aod_2022.bib.

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